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DUGUAY-TROUIN

 

 

--- LE COURAGE LUI A DONNE SA NOBLESSE ---

René Duguay-Trouin

 

Résumé

Corsaire, issu d'une famille d'armateur Malouin, René Duguay-Trouin devient capitaine corsaire dès dix-huit ans ; il mène plusieurs campagnes contre les Anglais, il est fait prisonnier et s'évade de plymouth dans une barque pour rejoindre la cote Francaise, il obtient le grade de capitaine de frégate légère, suite à sa victoire sur le baron Hollandais Wassenaer-Starrenburgh, futur vice-amiral des Provinces-Unies, en  1697. Ses nombreux succès ultérieurs lui valent l'Ordre de Saint-Louis et l'accolade du roi en 1706 ; il est capitaine de vaisseau en 1705, puis capitaine général des côtes et la capitainerie de Dol. Les campagnes des années suivantes, essentiellement dirigées contre les convois revenant des Indes Occidentales, valent à René Duguay-Trouin, et à son frère Luc, des lettres de noblesse, le droit de porter écu.

En 1711, après une minutieuse préparation, Duguay-Trouin accomplit son plus glorieux fait d'arme, la prise de Rio de Janeiro, expedition punitive suite au lache assassinat de marins francais, forçant les puissantes défenses côtières, il pénètre dans la ville et négocie une rançon de 600.000 cruzades et des biens en nature dont une partie perit dans le naufrage d'un des bateau sur le chemin du retour. Arrivé en France en 1712, le solde de la campagne dégage, pour les armateurs, un bénéfice de 92%. Il prend alors le commandement de la Marine de Saint-Malo, puis celui de Brest, et est nommé chef d'escadre en 1715 par Louis XIV, peu de jours avant que ce dernier ne décède. En 1723, Duguay-Trouin entre au Conseil supérieur de la Compagnie des Indes (bien qu'il en souhaite la suppression). Conseiller aux question navales du régent Philippe d'Orléans, il obtient la charge de Lieutenant-général inspecteur de la Marine à Brest, et est promu commandeur de l'Ordre de Saint-Louis . Il reprend du service en 1731, d'abord Il parcourut la Méditerranée , pour soutenir les intérêts du commerce menacés par les Barbaresques et réprima les corsaires de Tunis , puis dans la Baltique où il constitue une escadre et prend part à la guerre de succession de Pologne ; finalement écarté de son commandement, l'escadre est désarmée et fait défaut en cette guerre à l'issue de laquelle le roi Stanislas perd son trône et la Pologne la ville de Danzig. Durant ses dernières années, Duguay-Trouin est successivement commandant de la Marine à Toulon puis à Brest. Ce grand corsaire meurt à Paris, rue de Richelieu, complètement désargenté. Ses mémoires ( Mémoires de Monsieur du Gué Trouin, chef d'escadre de S.M.T.C., Grand Croix de l'Ordre Militaire de Saint-Louis ) sont publiées en 1730 à Londres, pour la première fois ; des éditions complétées dont la mise à jour n'est accomplie que vers 1911, paraissent ensuite. Les restes de Duguay-Trouin sont identifiés dans l'ossuaire de l'église Saint-Roch à Paris et ramenés à Saint-Malo, dans la cathédrale, en 1973

Duguay-Trouin fut selon Marie-Nicolas Bouillet un marin modeste, naturellement mélancolique, généreux et désintéressé; il projetait avec sagesse, et exécutait avec audace. Il ne laissa qu'une fortune médiocre.

 

 

SES MEMOIRES

auto biographie

 

COLLECTION DES MEMOIRES RELATIFS A L'HISTOIRE DE FRANCE.

MÉMOIRES DE DUGUAY-TROUIN.-1829.


COLLECTION DES MÉMOIRES RELATIFS A L'HISTOIRE DE FRANCE, DEPUIS L'AVENEMENT DE HENRI IV JUSQU'A LÀ PAIX DE PARIS CONCLUE EN 1763; AVEC, DES NOTICES SUR CHAQUE AUTEUR, ET DES OBSERVATIONS SUR CHAQUE OUVRAGE.
Par Mrs A. PETITOT ET MONMERQUÉ. TOME LXXV.

 

PARIS,
De l'imprimerie de DECOURCHANT
MÉMOIRES DE DUGUAY-TROUIN,
LIEUTENANT GÉNÉRAL DES ARMÉES NAVALES DE FRANCE, ET
COMMANDEUR DE L'ORDRE ROYAL ET MILITAIRE DE SAINT-LOUIS.

Paulum sepultae distat inertiae Celata virtus

(Oisiveté qu'on enfouit Vertu qu'on cèle, peu d'éclat.Hor.Odes IV ix 29-30)

MÉMOIRES DE DUGUAY- TROUIN.


Je suis né à Saint-Malo le 10 juin 1673, d'une famille de négociants. Mon père y commandoit des vaisseaux armés tantôt en guerre, tantôt pour le commerce, suivant les différentes conjonctures. Il s'étoit acquis la réputation d'un très brave homme, et d'un habile marin.
[1689] Au commencement de l'année. 1689, la guerre étant déclarée avec l'Angleterre et la Hollande je demandai et j'obtins de ma famille la permission de m'embarquer, en qualité de volontaire, sur une frégate nommée la Trinité, de dix-huit canons, qu'elle armoit pour aller en course contre les ennemis de l'Etat. Je fis sur cette. frégate une campagne si rude et si orageuse, que je fus continuellement incommodé du mal de mer. Nous nous étions emparés d’un vaisseau anglais chargé de sucre et d'indigo; et voulant le conduire à Saint-Malo, nous fûmes surpris en chemin d'un coup de vent de nord très violent, qui nous jeta sur les côtes de Bretagne pendant une nuit fort obscure.


(t) La France étoit en.guerre avec l'Angleterre et la Hollande, par suite du détronement de Jacques II

286 1689] MÉMOIRES

Notre prise échoua par , un heureux hasard sur des vases, après avoir passé sur un grand nombre d'ecueils, au milieu desquels nous fûmes obligés de mouiller toutes nos ancres, et d'a-mener nos basses vergues (t), ainsi que nos mâts de hune (2); et, pour dernière ressource, de mettre notre chaloupe à la mer. Tout ce que nous pûmes faire n'empêcha pas que cet orage, dont l'impétuosité augmentoit à chaque instant, ne nous jetât si près des rochers, que notre chaloupe fut engloutie dans leurs brisans (3). Mais au moment même que nous étions sur le point d'avoir une pareille destinée, et que tout l'équipage gémissoit aux approches d'une mort qui paroissoit inévitable, le vent sauta tout d'un coup. du nord au sud; et, faisant pirouetter la frégate, la poussa aussi loin des écueils que la longueur de ses câbles pouvoit le permettre. Ce changement de vent inespéré. apaisa subitement la tempête et l'agitation des vagues, à un point que nous relevâmes sans beaucoup de peine notre prise de dessus les vases, et que nous nous trouvâmes en état de la conduire à Saint-Malo.
Notre frégate y ayant été carénée (4) de frais, nous ne tardâmes pas à retourner en croisière; et ayant trouvé un corsaire de Flessingue aussi fort que nous, nous lui livrâmes combat, et l'abordâmes de long en long. Je ne fus pas des derniers à me présenter pour m'élancer à son bord.


(1) Vergues: Pièces de bois de sapin, longues, arrondies légèrement, renflées dans le milieu, et auxquelles sont attachées les voiles.-(2) Mâts de hune : Voyez la note de la page 296. - (3) Leurs brisans : On appelle'ainsi des rochers qui s'élèvent jusqu'à la surface de la mer, et sur lesquels les vagues viennent se briser. - (4) Carénée : Caréner un bâtiment de mer, c'est réparer entièrement la partie submergée qu'on appelle carène. On met le vaisseau sur le côté, on brûle le vieil enduit dont la carène est recouverte , on répare les joints, et on applique sur tout le contour un nouvel enduit, composé ordinairement de brai, de soufre et de suif. La carène des gros navires modernes étant doublée en cuivre, l'opération du carénage ne doit pas leur être applicable.

DE DUGUAY-TROUIN. [1689] 287

Notre maître d'équipage, à côté duquel j'étois, voulut y sauter le premier : il tomba par malheur entre les deux vaisseaux, qui, venant à se joindre dans le même instant, écrasèrent à mes yeux tous ses membres, et d’entrejaillir une partie de sa çervelle jusque sur mes habits. Cet objet m'arrêta, d'autant plus que je réfléchissois que, n'ayant pas comme lui le pied marin, il étoit moralement impossible que j'évitasse un genre de mort si affreux. Sur ces entrefaites, le feu prit à la poupe (I) du corsaire, qui fut enlevé l’épée à la main, après avoir soutenu trois abordages consécutifs ; et l'on trouva que , pour un novice , j'avois témoigné assez de fermeté.

[1690] Cette campagne, qui m'avoit fait envisager toutes les horreurs du naufrage, et celles d'un abordage sanglant, ne me rebuta pas. Je demandai à me rembarquer sur une autre frégate de vingt-huit canons, nommée le Grénedan, que ma famille faisoit armer; et je n'y, sollicitai point encore d'autre place que celle de volontaire. Je fus assez.heureux pour me faire distinguer dans la rencontre que nous eûmes de quinze vaisseaux anglais venant de long cours : ils avoient beaucoup d'apparence, et la plupart de nos officiers les jugeoient vaisseaux de guerre ; en sorte que notre capitaine balançoit sur le parti qu'il avait à prendre. Malgré ma qualité de simple volontaire , il étoit obligé de garder quelques ménagemens avec moi, par rapport à ma famille, à qui la frégate appartenoit : il savoit d'ailleurs que, quoique fort jeune, j'avois le coup d'oeil assez juste pour distinguer les vaisseaux.

(1) La poupe: L'arrière du bâtiment.

288 [1690] MEMOIRES


Je lui dis que j'avois observé ceux-ci avec mes lunettes d’approche; qu'ils n'étoient sûrement que marchands; et qu'ainsi il y alloit de son honneur de ne pas perdre une si belle occasion. Il déféra à mes instances réitérées, et nous attaquâmes hardiment cette flotte. Le vaisseau commandant, percé à quarante canons, et monté de vingt-huit, fut d'abord enlevé. Je fus le premier à sauter dans son bord ; j' essuyai un coup de pistolet du capitaine anglais; et, l'ayant blessé d'un coup de sabre, je me rendis maître de lui et de son vaisseau. Dès qu'il fut soumis, mon capitaine, m'appelant à haute voix, m'ordonna de repasser dans le nôtre, avec ce que je pourrois rassembler des vaillants hommes qui m'avoient suivi : j'obéis, et un instant après nous abordâmes un second vaisseau de vingt-quatre canons. Je m'avançai sur notre bossoir (1), pour sauter le premier à bord ; mais. la secousse de l'abordage, et celle de notre beaupré (2), qui brisa le couronnement de la poupe de l'ennemi, fut si grande, qu'elle me fit tomber à la mer, avec un autre volontaire qui étoit à côté de moi: Comme il ne savoit pas nager, c'étoit fait de lui, s'il n'eût trouvé sous sa main quelques débris de la poupe de l'anglais : il s'y accrocha, et fut sauvé par le premier vaisseau enlevé, qui nous suivoit de près, et qui, le voyant sur ces débris, mit son canot à la mer pour l'aller prendre.


(t) Bossoir : Les bossoirs sont de fortes pièces de bois placées, l'une à droite et l'autre à gauche, sur l'avant du vaisseau; elles servent à mouiller et à relever les ancres, eu les tenant écartées du bordage:-(.s) Beaupré' : màt placé obliquement en avant du vaisseau, et qui fait une saillie considérable. -(3) Une manoeuvre : Un des cordages du vaisseau.

DE DUGUAY-TROUIN. [1691] 289

Pour moi, qui tenois, lorsque je tombai, une manoeuvre (1) à la main; je ne la quittài point; et je fus repêché par par dessus la tête, je me trouvai encore assez de force et d'ardeur pour sauter dans ce second vaisseau , et pour contribuer à sa prise. Cette action fut suivie de l'enlèvement d'un troisième ; et si la nuit qui survint ne nous eût empêchés de poursuivre nôtre petite victoire, élle auroit été bien plus complète.
[1691] Cette aventure me fit tant d'honneur, par le récit qu'en firent le capitaine et tous ceux qui composoient l'équipage, que ma famille crut pouvoir risquer de me confier un petit commandement. On me, donna donc une frégate de quatorze canons. A peine fus-je rendu sur la croisière, qu'une tempête me jeta dans la rivière de Limerick. J'y descendis, et m'emparai d'un château qui appartenoit au comte de Clare : je brûlai deux vaisseaux qui étoient échoués sur les vases. Cela fut exécuté malgré l'opposition d'un détachement de la garnison de Limerick, qu'il fallut combattre. Je me retirai en bon ordre, et repris la mer dès que l'orage eut cessé. La frégate que je montois n'allant pas bien , et m'ayant fait manquer plusieurs prises par ce défaut, on me donna le commandement d'une meilleure quand je fus de retour à Saint-Malo. Elle étoit montée de dix-huit canons, et se nommoit le Coêtquen.
[1692] Je mis en mer, accompagné d'une autre frégate de même force. Nous découvrîmes, le long de la côte d'Angleterre, trente vaisseaux marchands anglais, escortés par deux frégates de guerre de seize canons chacune : je les.combattis seul, et me rendis maître de l'une et de l'autre après une heure de combat, assez vif.

[1692] DE DUGUAY-TROUIN 290

Mon camarade s'attacha, pendant ce temps-là, à s'emparer des vaisseaux marchands : il en prit douze, que nous nous mîmes en devoir d'escorter dans le premier port de Bretagne; mais nous trouvâmes en chemin cinq vaisseaux de guerre anglais qui m'en reprirent d'eux, et qui me firent essuyer bien des coups de canon pour pouvoir sauver le reste; que je fis entrer en dedans de l'île de Bréhat. Cette île est environnée d'un grand nombre d'écueils, qui les mirent à couvert. Pour moi , je me réfugiai dans la rade d'Argui, située à neuf lieues de Saint-Malo, et toute hérissée de rochers que cette escadre anglaise ne connôissoit pas. Ceux qui se trouvèrent les plus près de moi, et les plus opiniâtres à me poursuivre, se mirent dans un danger évident de se briser sur ces rochers, et furent contraints de m'abandonner. Peu de jours après, je sortis de cette rade sans aucun pilote : les miens avoient tous été tués ou blessés, et ceux de mes officiers qui auroient pu y suppléer avoient été obligés de descendre à terre, pour se faire panser de leurs blessures. Ainsi je me vis dans la nécessité de régler moi-même la route du vaisseau pendant tout le reste de la campagne, non sans un grand travail d'esprit et de corps. Une tempête me jeta jusque dans le fond de la manche de Bristol, et si près de terre, que je fus forcé de mouiller sous une île nommée Londei, située à l'entrée de la rivière de Bristol. Ce péril fut suivi d'un autre qui n'étoit pas moins embarrassant : il parut, dès que l'orage eut un peu diminué, un vaisseau de guerre anglais de soixante canons, qui faisoit route pour venir mouiller où j'étois.

DE DUGUAY-TROUIN. [1693] 291

Le danger étoit pressant : pour l'éviter; je fis mettre toutes mes voiles sous des fils de carret (1) prêtes à se déployer; et tout d'un coup je coupai mes câbles, et mis à la voile par un autre côté de l'île, tandis que ce vaisseau entroit par l'autre. Il me chassa jusqu'à la nuit, sans laquelle j'étois pris. Cela n'empêcha pas que je ne fisse, huit jours après deux prises anglaises chargées de sucre, et venant des Barbades, avec lesquelles j'allai désarmer dans le port de Saint-Malo.
[1693] Mon frère obtint pour moi, quelque temps après, la flûté du Roi le Profond, de trente-deux canons; et je me rendis à Brest pour en prendre le commandement. La campagne ne fut pas heureuse. Je croisai trois mois sans faire la moindre prise, et j'essuyai un assez fâcheux combat de nuit avec un vaisseau de guerre suédois de quarante canons, lequel, me prenant pour un algérien, m'attaqua le premier, et s'opiniâtra à me combattre jusqu'au jour. Pour sur-croît d'infortune, la fièvre chaude fit périr quatre-vingts hommes de mon équipage, et m'obligea de relâcher à Lisbonne pour rétablir mon vaisseau , et le faire caréner; après quoi je sortis, et pris un vaisseau espagnol chargé de sucre. Ce fut le seul que je pus joindre de plusieurs autres que je rencontrai, parce que le Profond alloit fort mal.

(1) Je fis mettre toutes mes voiles sous des fils de carret : Les voiles, dans l'état de repos, sont pliées, et serrées fortement contre les vergues par des tresses appelées rabans de ferlage. Duguay-Trouin fit dénouer ces rabans; on les remplaça. par des fils de carret ( gros fils de chanvre de deux lignes au plus de diamètre, et
dont on fait les câbles), qui devoient se rompre au moindre effort des hommes de l'équipage. Ce fut ainsi qu'au premier signal toutes les voiles furent simultanément déployées.


292 [1693]MEMOIRES

Ainsi je revins le désarmer à Brest, et de là je me rendis à Saint-Malo.
A la fin de cette année, j'obtins le commandement de la frégate du Roi l'Hercule, de vingt-huit canons; et m'étant mis en croisière à l'entrée de la Manche, je pris cinq ou six vaisseaux tant anglais qu'hollandais, et deux entre autres qui venoient de la Jamaïque; et qui étoient considérables par leur force et par leurs richesses: Les. circonstances de cette action sont trop singulières pour ne les pas détailler.
J'avois croisé plus de deux mois, et je n'avois plus que pour quinze jours de vivres; j'étois d'ailleurs embarrassé d'un grand nombre de prisonniers, et de plus de soixante malades. Mes officiers et tout mon équipage, voyant que je ne parlois point encore de relâcher, me représentèrent qu'il étoit temps d'y penser, et que l'ordonnance du Roi étoit positive là-dessus. Je ne l'ignorois pas mais j'étois saisi d'un espoir secret de quelque heureuse aventure, qui me faisoit reculer de jour en jour. Quand je me vis pressé, j'assemblai tous mes gens; et les ayant harangués de mon mieux, je les engageai, moitié par douceur, moitié par autorité, à me donner encore huit jours, et à consentir qu'on diminuât le tiers de leur ration ordinaire, en les assurant que, si nous faisions capture, je leur en accorde-rois le pillage, et les récompenserois amplement. Je ne disconviendrai pas à présent que ce parti n'étoit rien moins que raisonnable, et que la grande jeunesse où j'étois alors pourroit seule le faire excuser, s'il pou-voit l'être. Ce qu'il y eut de plus singulier, c'est que mon imagination s'échauffa si bien pendant ces huit jours, que je crus voir en songe, étant le dernier jour dans mon lit, deux gros vaisseaux venant à toutes voiles sur nous.

DE DUGUAY-TROUIN. [1693] 393


Agité de cette vision, je me réveillai en sursaut. L'aube du jour commençoit à paroître : je me levai sur-le-champ, et sortis sur môn gaillard (1). Le hasard fit qu'en portant ma vue autour de l'horizon, je découvris effectivement deux vaisseaux, que la prévention de mon songe me montra dans la même situation et avec les mêmes voiles que ceux que je m'étois imaginé apercevoir en dormant: Je connus d'abord que c'étoit des vaisseaux de guerre, parce qu'ils venoient nous reconnoître à toutes voiles; et d'ailleurs ils en avoient toute l'apparence : ainsi , avant que de m'exposer, je jugeai qu'il convenoit de prendre chasse; et de m''essayer un peu avec eux. Je vis bientot que j'allois beaucoup mieux; sur quoi ayant reviré de bord, je leur livrai combat, et me rendis maître de tous les deux, après une résistance fort vive., Ces vaisseaux étoient percés à quarante-huit canons , et en avoient chacun vingt-huit de montés : ils se trouvèrent chargés de sucre, d'indigo, et de beaucoup d'or et d'argent. Le pillage, qui fut très-grand, et sur lequel je voulus bien me relâcher, à cause de la parole que j'avois donnée, n'empêcha pas que le Roi et mes armateurs n'y gagnassent considérablement. Je conduisis ces deux prises dans la rivière de Nantes,ou je fis caréner mon vaisseau ; et étant retourné en croisière à l'entrée de la Manche, je pris encore deux autres vaisseaux , l'un anglais, et l'autre hollandais ,avec lesquels je retournai désarmer à Brest.


(r) Gaillard : Plancher partiel sur l'avant et sur l'arrière du vaisseau. Le gaillard d'avant communique avec le gaillard d'arrière par d'autres planchers étroits pratiqués de chaque côté du bâtiment-, et qu'on appelle passe-a vans.

[1694] MEMOIRES 394

Je quittai aussitôt le commandement de l'Hercule, pour prendre celui de la Diligente, frégate du Roi, de quarante canons. J'allai d'abord croiser à l'entrée du détroit, où je fis trois prises : et je relâchai à Lisbonne, pour y faire caréner mon vaisseau. M. le Vidame d'Esneval, qui étoit alors ambassadeur du Roi en Portugal, me chargea de passer en France M. le comte de Prado, et M. le marquis d'Atalaya son cousin germain, qui étoient tous deux dans la disgrâce du roi de Portugal, et vivement poursuivis par son ordre, :pour avoir tué le corrégidor de Lisbonne. Je les reçus sur mon vaisseau, avec d'autant plus de plaisir que M. le comte de Prado avoit épousé une fille de M. le maréchal de Villeroy, l'un de nos plus respectables seigneurs. Je découvris sur la route quatre vaisseaux flessinguois, de vingt à trente canons chacun : je les joignis, leur livrai combat, et me rendis maître d'un des plus forts. La bonne manoeuvre et la résistance qu'il fit sauvèrent ses trois camarades, qui s'échappèrent à la faveur d'un brôuillard et de la nuit qui survint. Ils venoient tous quatre de Curaçao, et étoient chargés de cacao et de quelques piastres. Les deux grands de Portugal voulurent absolument être spectateurs du combat, et ne se rendirent point aux instances que je leur faisois de des-cendre à fond de cale, en leur représentant que le Portugal n'étant point en guerre avec la Hollande, ils s'exposoient sans nécessité à être estropiés, et peut-être tués : ils demeurèrent, malgré mes raisons et mes prières, jusqu'à la fin du combat. L'affaire terminée, je conduisis cette prise à Saint-Malo, où je débarquai ces deux seigneurs portugais, qui me parurent contents des attentions .que j'avois eues pour eux.

DE DUGUAY-TROUIN. [1694] 295


Je remis, sans perdre de temps, à.la voile. En courant vers les côtes d'Angleterre, je découvris une flotté de trente voiles, escortée par un vaisseau deguerré anglais de cinquante-six canons, nommé, à ce que j'appris depuis, le Prince d'Orange. J'arrivai sur lui dans le dessein de le, combattre, et même de l'aborder mais ayant parlé dans ma route à un vaisseau de sa flotte, et su de lui qu'elle n'étoit chargée que de charbon de terre, je ne crus. pas devoir hasarder un combat douteux pour un si vil objet. Prêt à le prolonger (t), je repris tout d'un coup mes amures en l'autre bord (2), sous pavillon anglais, pour aller chercher meilleure aventure. Le capitaine de ce vaisseau, qui .m'avoit d'abord cru de sa nation, voyant par ma manoeuvre qu'il s'étoit trompé, se mit en devoir de me donner la chasse. Je fus bien aise alors de lui faire connoître que ce n'étoit pas la crainte qui m'avoit fait éviter le combat ; et je fis carguer (3) mes basses voiles pour" l'attendre: Cette manoeuvre lui fit aussi carguer les siennes.


(t) Prêt d le prolonger : Près de faire avancer mon vaisseau à côté .du sien, de les mettre flanc à flanc. - (2) Je repris tout d'un coup mes amures en l'autre bord : L'amure est un cordage qui tend l'angle inférieur d'une voile du côté du vent. Prendre les amures de l'autre bord, c'est donc présenter au vent l'angle opposé de cette même voile, et par conséquent l'autre bord du vaisseau. Si l'on suppose que dans le premier cas le bâtiment voguoit vers le nord, dans le second il couroit vers le sud. - (3) carguer : Retrousser. On cargue une voile sans quitter le pont, en tirant des cordes appelées cargues, qui passent dans des poulies fixées sur la vergue. Ce service s'exécute rapidement.

[1694] MEMOIRES 296


Je crus que c'en étoit assez, et fis remettre le vent dans les miennes: mais s'étant mis une seconde fois en devoir de me suivre, je remis encore en panne; et faisant amener le pavillon anglais, que j'avois toujours conservé à la poupe, je le fis rehisser en berne (1), pour lui marquer mon mépris. Irrité de cette bravade, il me tira trois coups de canon à balle, auxquels je répondis d'un même nombre, sans daigner arborer mon pavillon blanc. Cependant, voyant que cette fanfaronade n'aboutissoit à rien, je le laissai avec sa flotte. Mais la suite fera voir dans quel embarras une aussi mauvaise gasconnade pensa me jeter.

Quinze jours après, je tombai, par un temps embrumé dans une escadre de six vaisseaux de guerre anglais, de cinquante à soixante-dix canons; et, me trouvant par malheur entre la côte d'Angleterre et eux, je fus forcé d'en venir au combat. Un de ces vaisseaux, nommé l'Aventure, me joignit le premier, et nous combattîmes, toutes nos voiles dehors, pendant près de qua--tre heures, avant qu'aucun autre des vaisseaux de cette escadre pût me joindre : je commençois même à espérer qu'étant près de doubler les Sorlingues, qui me gênoient dans ma course, la bonté de mon vaisseau pourroit me tirer d'affaire. Cet espoir dura peu le vaisseau ennemi me coupa mes d'eux mâts de hune (2), dans une de. ses dernières bordées.

(r) En berne : Mettre un pavillon en berne, c'est le pendre, plié sur lui-même, à l'arrière du vaisseau. Dans cet état, il annonce en mer des besoins pressans, une certaine détresse, ou une demande de secours.-(2) Mes deux mats de hune: C'est-à-dire le grand mât de hune et le petit mât de hune, ou les secondes parties du mât de misaine (mât de devant), et du grand mât (mât du milieu). Chaque mât est composé de trois parties placées les unes au-dessus des autres, et d'une longueur presque égale. Le mât de devant est formé'du bas mât de misaine, du petit mât de hune , et du petit màt de perroquet i le mât du milieu, du bas mât, du grand mât dé hune, et du grand mât de perroquet; le mât de derrière, du bas mât d'artimon, du mât de perroquet de fougue, et du mât de perruche. Les bâtimens d'une petite dimension n'ont point

DE DUGUAY-TROUIN. [1694] 297


Ce cruel accident m'arrêta, et fit qu'il me joignit à l'instant, à portée du pistolet : il cargua ses basses voiles, et ,vint me ranger de si près, que l'idée me vint tout d'un coup de l'aborder, et de sauter moi-même dans son bord avec tout mon équipage. J'ordonnai sans tarder, aux officiers qui se trouvèrent sous ma main, de faire monter sur-le-champ tous mes gens sur le pont : je fis en même temps préparer nos grappins, et pousser le gouvernail à bord. Je croyois toucher au moment où j'allois l'accrocher, quand par malheur un de mes lieutenans, qui n'étoit pas encore instruit de mon projet, aperçut par un des sabords (t) le vaisseau ennemi si près du mien, qu'il crut que le timonnier s'étoit mépris, ne pouvant imaginer que je pusse tenter un abordage dans la situation où nous nous trouvions. Prévenu de cette opinion, il fit changer de. son chef la barre de mon gouvernail. J'ignorois ce fatal changement; et, attendant avec impatience l'instant de la jonction des deux vaisseaux, j'étois dans la place et dans l'attitude propre à me lancer le premier dans celui de l'ennemi.


(2)de mât d'artimon; le grand mât alors est placé un peu plus en arrière. Chacun de ces mâts a sa voile particulière, qui porte le nom du mât auquel elle appartient. Ainsi l'on dit la grande voile, la misaine, le grand perroquet, le petit perroquet, la perruche, etc.
(1) Sabords : Embrasures des canons. (Vie. la notes de la page 196.) - (a) habitacle : Espèce d'armoire établie en avant de la roue du gouvernail. Elle a trois con partimens : auâ deux côtés sont deux bous-soles, ou compas de route; et dans le milieu est une lampe qui sert, la nuit, à éclairer les boussoles. Le timonnier est placé en face de l'un des

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Voyant que le mien n'obéissoit pas comme il auroit dû faire à son gouvernail, je courus à l'habitacle , où je trouvai la barre changée. sans mon ordre. Je la fis aussitôt remettre; mais je n'aperçus; avec le désespoir le plus vif, que le capitaine de l'Aventure, qui avoit connu sans beaucoup de peine, à ma contenance, et à celle de tout mon équipage, quel étoit mon dessein, avoit fait rappareiller ses deux basses voiles (1), et pousser son gouvernail à m'éviter. Nous nous étions trouvés si près l'un de l'autre, que mon beaupré avoit atteint et brisé le couronnement de sa poupe : cependant ce malentendu de mon lieutenant me fit perdre l'occasion de tenter l'une des plus surprenantes aventures dont on eût jamais ouï parler. Dans la résolution où j'étois de périr, ou d'enlever ce vaisseau, qui alloit mieux qu'aucun autre de l'escadre, il est plus que vraisemblable que j'aurois réussi, et qu'ainsi je menois en France un vaisseau beaucoup plus fort que celui que j'abandonnois. Outre l'éclat qui auroit suivi l'exécution d'un pareil projet, dont j'avouerai que je ne me sentois pas médiocrement flatté, il est bien certain que, me trouvant démâté , il ne me restoit absolument aucune autre ressource pour échapper à des forces si supérieures.
Ce coup manqué, le vaisseau le Monck, de soixante-six canons, vint me combattre à portée de pistolet, tandis que trois autres vaisseaux, le Cantorbéry, le Dragon et le Ruby me canonnoient de leur avant. Le commandant de cette escadre fut le seul qui ne daigna pas m'honorer d'un coup de canon. J'en fus ..........compas. Guidé par cet instrument, dont l'aiguille ne change point de direction, quel que soit le mouvement du vaisseau, il gouverne conformément aux instructions qu'il a reçues.


(1) Avoit fait rappareiller ses deux basses voiles : Avoit fait deployer de nouveau ses basses voiles, les avoit fait disposer à recevoir le vent.

DE DUGUAY-TROUIN. [I694] 299

Piqué, et; pour l'y obliger, je mis en travers, et lui en tirai. plusieurs, mais inutilement ; il persévéra.à ne me point répondre. Cependant l'extrémité où nous nous trouvions tourna la tête. à tous mes gens, qui m'abandonnèrent pour se jeter à fond de cale, malgré tout ce que je pouvois dire et faire pour les en emp pêcher. J'étois,occupé à les arrêter, et j'en avois même blessé deux de mon épée et d'un pistolet, quand , pour comble d'infortune, le feu prit à ma sainte-barbe (t). La crainte de sauter en l'air m'y fit descendre; et l'ayant bientôt fait éteindre, je me fis apporter des barils pleins de grenades sur les écoutilles (2). J'en jetai un si grand nombre dans le fond de cale, que je contraignis plusieurs de mes. fuyards à remonter sur le pont. Je rétablis ainsi quelques postes, et fis tirer quelques volées de canon de la première batterie, avant que de remonter sur mon gaillard (3). Je fus fort étonné et encore plus touché, en y arrivant, de trouver mon pavillon bas, soit que la drisse (4).eût été coupée par une balle, ou que, dans ce moment d'absence, quelque malheureux poltron l'eût amené. J'ordonnai à l'instant de le remettre; mais tous les officiers du vaisseau me vinrent représenter que c'étoit livrer inutilement le reste de mon équipage à la boucherie des Anglais, qui ne nous feroient aucun quartier, si, après avoir vu le pavillon baissé pendant un assez long temps, ils s'apercevoient qu'on le remît, et que l'on voulût s'opiniâtrer sans aucun espoir, puisque mon vaisseau étoit démâté de tous ses mâts.


(1) Sainte-barbe : Lieu où est déposée la poudre.-(2) Les écoutilles: Ouvertures faites dans chaque pont ou plancher, par lesquelles on descend successivement jusqu'à fond de cale du vaisseau. - (3) Forez la note de la page 293. - (4) La drisse : 'Cordage qui sert à hisser une voile, un pavillon, etc.

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Il n'étoit pas possible de se refuser à une telle vérité; et comme j'étois encore incertain et désespéré, je fus renversé sur le pont du coup d'un boulet sur ses fins, qui, après avoir coupé plusieurs de nos baux (I), vint expirer sur ma hanche, et me fit perdre connoissance pendant plus d'un quart-d'heure. On me porta dans ma chambre, et cet accident termina mon irrésolution. Le capitaine du Monck envoya le premier son canot pour me chercher : je fus conduit à son bord, avec une partie de mes officiers; et sa générosité fut telle, qu'il voulut absolument me céder sa chambre et son lit, donnant, ordre de me faire panser, et traiter avec autant de soin que si j'avois été son propre fils.

Toute cette escadre, après avoir croisé pendant vingt jours, se rendit à Plymouth; et, pendant le séjour qu'elle y fit, je reçus toutes sortes de politesses des capitaines, et de tous les autres officiers. A leur départ, on me donna la ville pour prison ; ce qui me facilita les moyens de faire plusieurs connoissances, et entre autres celle d'une fort jolie marchande, dont je me servis dans la suite pour me procurer la liberté. Les circonstances de cette évasion sont assez singulières pour me laisser croire qu'on ne sera pas fâché d'en voir ici le récit. Il faut auparavant se rappeler ce qui m'étoit arrivé avec ce vaisseau de guerre anglais de cinquante six canons, qui escortoit une flotte chargée de charbon de terre, lorsque j'eus l'imprudence de lui riposter trois coups avant que d'arborer pavillon blanc : cette équipée de jeune homme m'attira une affaire des plus intéressantes.


(,) Baux: Solives qui traversent le vaisseau, et sur lesquelles sont établis les ponts, ou planchers.

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Le capitaine de ce vaisseau, après avoir escorté sa flotte dans les lieux de sa destination, relâcha par hasard dans la rade de Plymouth, peu de jours après qu'on m'y eut conduit : il reconnut le vaisseau que je commandois lors de notre rencontre. Le ressentiment de la bravade que je lui avois faite le porta à présenter une requête à l'amirauté, par laquelle il concluoit à ce que l'on me fît mon procès, pour lui avoir tiré à boulet sous pavillon ennemi, contre les lois de la guerre ; et à demander que je fusse mis par provision en prison, jusqu'au retour d'un courrier qu'il alloit dépêcher à Londres. L'amirauté sur cela me fit arrêter, et conduire dans une chambre grillée, avec une sentinelle à ma porte la seule distinction qu'on m'accorda sur tous les autres prisonniers fut de me laisser la liberté de me faire apprêter à manger dans ma chambre, et de permettre aux officiers de venir m'y tenir compagnie. Les capitaines mêmes des compagnies anglaises, qui gardoient les prisonniers tour à tour, y dînoient assez volontiers, et. ma jolie marchande venoit aussi fort souvent me rendre visite. il arriva qu'un Français réfugié, qui avoit une de ces compagnies, devint éperdûment amoureux de cette aimable personne ; et, dans l'envie qu'il avoit de l'épouser, il crut que je pourrois lui rendre service, à cause de la confiance qu'elle paroissoit avoir en moi. Il m'en parla confidemment, et j'eus l'esprit assez présent pour entrevoir que je pourrois en tirer parti.


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Je lui répondis que je le servirois de tout mon coeur; mais que j'étois trop obsédé dans ma chambre, et que je ne voyois aucune apparence de réussir, s'il ne me procuroit l'occasion d'entretenir sa maîtresse. dans un lieu qui fût plus libre ; que l'auberge voisine de la prison me paroissoit très à portée, et fort convenable pour cela; qu'elle pouvoit s'y rendre sans faire naître aucun soupçon, et qu'alors je lui promettois d'employer toute mon éloquence à la disposer en sa faveur. J'ajoutai que j'aurois soin de le faire avertir quand il seroit temps, afin qu'il vînt passer avec elle le reste de la soirée. Sa passion lui fit trouver cet expédient bien imaginé; et nous choisîmes pour l'entrevue le jour qu'il devoit être de garde à la prison. J'en prévins ma gentille marchande par un billet, où je lui représentois, de la façon que je crus la plus capable de la toucher, que je succomberois au chagrin de me voir si longtemps captif, si elle n'avoit la bonté de contribuer à ma liberté; ce que j'avois d'autant plus lieu d'espérer, qu'elle le pouvoit faire sans courir aucun risque d'intéresser sa réputation. Je fus assez heureux pour la persuader, et pour en tirer parole qu'elle feroit toutes les démarches que je croirois nécessaires pour le succès de mon projet. Cette précaution prise, j'écrivis à un capitaine suédois dont le vaisseau étoit relâché dans la rivière de Plymouth, pour le prier de me vendre une chaloupe équipée d'une voile; de six avirons, six fusils et autant de sabres, avec du biscuit, de la bière, un compas de route, et quelques autres provisions. Je lui demandois en même temps de vouloir bien envoyer à la prison quelques uns de ses matelots, sous prétexte de visiter les prisonniers français, et de leur faire porter secrètement un habit à la suédoise, pour le remettre à mon maître d'équipage lequel parlait bien suédois, et étant comme eux de haute stature, pourroit se sauver mêlé avec eux à l'entrée de la nuit, quand ils partiroient de la prison.


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Tout cela fut exécuté, et mon maître d'équipage s'échappa sous ce déguisement avec les matelots sué-dois. Il convint avec leur capitaine du prix de sa chaloupe pour trente-cinq livres sterlings, à condition qu'elle seroit prête à un jour marqué; et que six de ses gens m'attendront à un rendez-vous hors de la ville, pour m'escorter jusqu'à la chaloupe.
L'auberge où je devois me trouver avec la marchande étoit adossée à une montagne; du second étage de la maison, on entroit dans un jardin disposé en terrasse, dont le derrière répondoit à une petite rue trésécartée; et c'étoit en escaladant le mur qui séparoit la rue d'avec le jardin, que j'avois projeté de me sauver, lorsque mon capitaine amoureux me croiroit le plus occupé à disposer sa maîtresse en sa faveur. J'avois ordonné pour cet effet, à mon valet de chambre, qui avoit la liberté de sortir pour acheter des provisions, et à mon chirurgien, qui alloit panser nos blessés à l'hôpital, de ne pas manquer de se trouver sur les quatre heures du soir derrière le mur en question, et de m'y attendre, pour me conduire à l'endroit où je devois trouver mes bons amis les Suédois.
Ce jour tant désiré arriva enfin. Le capitaine ayant vu entrer l'objet de ses voeux dans l'auberge, ne fit aucune difficulté de me laisser sortir de ma chambre avec un de mes officiers, qui, de son consentement, étoit entré dans la confidence : il nous pria seulement de ne pas le laisser languir, et de le faire avertir le plus tôt qu'il nous seroit possible.

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Mais peine avois-je marqué ma reconnoissance à cette amie salutaire; que, plein d'impatience, je sautai par dessus le mur du jardin avec mon camarade. Mon chirurgien et mon valet nous attendoient derrière; ils nous conduisirent au rendez-vous marqué, où nous trouvâmes six braves Suédois bien armés; qui nous firent faire deux bonnes lieues à pied, et nous accompagnèrent jusqu'à la chaloupe.

Nous nous embarquâmes vers les six heures du soir dans cette chaloupe, cinq Français que nous étions, savoir : l'officier compagnon de ma fuite, mon maître d'équipage, mon chirurgien, moi et mon valet. Aussi-tôt nous fîmes route, et trouvâmes, en passant dans la rade, deux vaisseaux de guerre anglais qui y étoient mouillés, et qui nous interrogèrent : nous leur répondîmes comme auroit fait un bateau de pêcheur anglais; et, continuant notre chemin, nous étions à la pointe du jour au dehors de la grande rade. Nous nous trouvâmes alors assez près d'une frégate anglaise qui couroit sa bordée pour entrer à Plymouth. Je ne sais par quel caprice elle s'opiniâtra à vouloir nous parler; mais il est certain que nous allions être repris, si le vent; qui cessa tout d'un coup, ne nous eût mis en état de nous éloigner d'elle à force de rames.

Nous la perdîmes enfin de vue, et nous nous trouvâmes en pleine mer, outrés de lassitude d'avoir ramé si longtemps, et avec autant d'action. La nuit. vint, pendant laquelle nous nous relevions , mon maître d'équipage et moi, pour gouverner, sur un compas de route éclairé d'un petit fanal. Je me trouvai, tenant le gouvernail, si excédé de fatigue, que le sommeil me surprit; mais je fus bien promptement et bien cruellement réveillé par un coup de vent qui, donnant subitement et avec impétuosité dans la voile, coucha la chaloupe, et la remplit d'eau dans un instant.

DE DUGUAY-TROUIN. [1694] 3o5

Aussitôt je larguai l'écoute (t); et, poussant en même temps le gouvernail à arriver vent arrière, j'évitai par cette prompte manoeuvre un naufrage d'autant plus indispensable, que nous étions éloignés de plus de quinze lieues de toute terre. Mes compagnons, qui dormoient, furent aussi bientôt réveillés, ayant de l'eau par dessus la tête. Notre biscuit et notre baril de bière, dans lequel la mer entra, furent entièrement gâtés et nous fûmes, très longtemps à vider l'eau avec nos chapeaux. A la fin la chaloupe étant soulagée, je remis à route pendant le reste de la nuit; et le jour suivant, vers les huit heures du soir, nous abordâmes à la côte de Bretagne, à deux lieues de Tréguier. Charmé de me voir échappé de tant de périls, je sautai légèrement sur le rivage, pour embrasser ma terre natale, et pour rendre grâces à Dieu, qui m'avoit conservé. Nous gagnâmes ensuite le village le plus prochain, où l'on nous donna du lait et du pain bis, que l'appétit nous fit trouver délicieux; après quoi nous nous endormîmes sur de la paille fraîche.
Le jour ayant paru, nous nous rendîmes à Tréguier, et de là à Saint-Malo. J'appris, enyarrivant, que mon frère aîné étoit parti pour Rochefort, où il armoit pour moi le vaisseau du Roi le Français, de quarante-huit canons, comptant m'en réserver le commandement jusqu'à mon retour d'Angleterre. Je pris la poste pour l'aller joindre, et je trouvai ce vaisseau mouillé aux rades de La Rochelle : il ne lui manquoit rien pour partir.


(i) Je larguai l'écoute : L'écoute est un cordage attaché à l'angle inférieur de la voile, du coté opposé au vent, et qui sert à la border, c'est-à-dire à la tendre. En larguant ou lâchant l'écoute, le vent n'eut plus autant de prise sur la voile, et la chaloupe put se redresser.

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Je montai dessus le lendemain; et, cinglant en haute mer, j'établis ma croisière sur les côtes d'Angleterre et d'Irlande. J'y pris d'abord cinq vaisseaux chargés de tabac et de sucre, et un sixième chargé de mâts et de pelleteries, venant de la Nouvelle-Angleterre : ce dernier s'étoit séparé depuis deux jours d'une flotte de soixante voiles, escortée par deux vaisseaux de guerre anglais, l'un nommé le Sans-Pareil, de cinquante canons; l'autre, le Boston, de trente-huit, mais percé à soixante-douze. Les habitans de Boston l'avoient fait construire, et l'avoient chargé des plus beaux mâts et des pelleteries les plus recherchées, pour en faire présent au prince d'Orange, qui avoit pris alors le titre de roi d'Angleterre. Je m'informai avec grand soin, du capitaine de ce dernier vaisseau marchand que j'avois pris, de l'air de vent où cette flotte pouvoit être : je courus à toutes voiles de ce côté-là, et j'en eus connoissance vers le midi.
L'impatience que j'avois de prendre ma revanche me fit, sans hésiter, attaquer les deux vaisseaux de guerre qui lui servoient d'escorte. J'eus le bonheur, dès mes premières bordées, de démâter le Boston de son grand mât de hune (t), et de lui couper sa grande vergue (2).


(t) Grand nuit de hune : Voyez la note 2 de la page 296. - (2) Sa grande vergne : Celle du bas rît qui porte la grandr voile. (Voyez la note de la page aSG.

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Cet accident le mit hors d'état de traverser le dessein que j'avois d'aborder.le Sans-Pareil : j'en profitai, et mes grappins furent jetés au milieu du feu mutuel de notre canon et de notre mousqueterie j'avois fait disposer un si grand nombre de grenades de l'avant à l'arrière de mon vaisseau, que ses ponts et ses gaillards furent nettoyés en fort peu de temps. Je fis battre la charge; et mes gens commençoient à pénétrer sur son: bord, lorsque le feu prit à sa poupe avec tant de violence, que je fus contraint de faire pousser promptement au large, pour ne pas brûler avec lui. Cet embrasement ne fut pas plus tôt éteint, que je le raccrochai une seconde fois : alors le feu prit aussi dans ma hune (t) et dans ma voile de misaine ; ce qui m'obligea encore de déborder. La nuit vint sur ces entrefaites, et toute la flotte se dispersa : les deux vaisseaux de guerre furent les seuls qui ,se conservèrent (2),'et que je conservai de même très soigneusement': cependant je fus obligé de faire changer toutes mes voiles, qui étoient criblées ou brûlées. Les ennemis, de leur côté, me paroissoient aussi occupés que moi pour tâcher de se réparér.
Aussitôt que le jour partit, je recommençai le combat avec la même ardeur, et je me présentai une troisième fois à l'abordage du Sans-Pareil. Au milieu de nos bordées de canon et de mousqueterie, ses deux grands mâts tombèrent dans mes porte-haubans (3) :

(t) Hune : Plate-forme à jour placée en tête des bas mâts; elle est à peu près carrée; ses angles du devant sont arrondis. La misaine est la voilé du bas mât de misaine. (Voyez la note s de la page 296.-(2) Qui se conservèrent : C'est-à-dire qui ne se perdirent pas de vue. - (3) Porte-haubans : Parties saillantes de chaque côté du vaisseau, d'où partent des cordages qui vont rejoindre la tête des bas màts; et les soutiennent. Ces cordages, traversés par des enfléchures formant échelons, sont appelés haubans.

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Cet accident, qui le mettoit hors d'état de combattre, et dans l'impossibilité de s'échapper, m'empêcha de permettre à mes gens de sauter à bord : au contraire, je fis pousser précipitamment au large, et courus avec la même activité sur le Boston, qui mit alors toutes ses voiles au vent pour s'enfuir; mais inutilement. Je le joignis; et, m'en étant rendu maître en peu de temps, je revins sur son camarade, qui, se trouvant ras comme un ponton, fut aussi obligé de céder.
. Je me souviens d'une scène assez plaisante qui se passa lorsque j'eus soumis ces deux vaisseaux. Un Hollandais, capitaine d'une prise que j'avois faite peu de jours auparavant, monta sur le gaillard pour m'en faire compliment : il me dit, d'un air vif et content, qu'il venoit aussi de remporter sa petite victoire sur le capitaine de la prise anglaise, qui m'avoit donné le premier avis de cette flotte; qu'étant descendus tous deux à fond de cale, un moment avant que notre combat commençât, l'Anglais lui avoit dit : « Camarade, réjouissez-vous, vous serez bientôt en liberté. Le vaisseau le Sans-Pareil est monté par un des plus braves capitaines de toute l'Angleterre : il a pris à
l'abordage, avec ce même vaisseau, le fameux Jean
Bart et le chevalier de Forbin (1.). Le capitaine du Boston n'est pas moins brave, et est tout au moins aussi bien armé : ils ont fortifié leurs équipages de celui d'un vaisseau anglais qui s'est perdu depuis peu sur la côte de Boston. Ainsi vous jugez bien que ce Français ne pourra pas leur résister longtemps.

 

DUGUAY-TROUIN. , [1694] 309


Le Hollandais m'ajouta qu'il lui avoit répondu qu'il me croyoit plus brave qu'eux, et qu'il parieroit sa tête que je serois victorieux; que, de discours en discours, ils en étoient venus aux mains, et que l'Anglais avoit été bien battu; qu'il venoit m'en faire part, me demandant pour toute grâce de faire monter mon adversaire sur le pont, afin qu'il vit de ses yeux ces deux vaisseaux soumis, et qu'il en crevât de dépit. Effectivement je l'envoyai chercher. Il perdit toute contenance quand il aperçut son Sans-Pareil et son Boston dans le pitoyable état où je les avois mis; et il se retira promptement, s'arrachant les cheveux, et jurant à faire.trembler. On m'apporta un moment après les brevets de messieurs Bart et de Forbin., tous deux de-puis chefs d'escadre, qui avoient été enlevés par le Sans-Pareil, comme le capitaine hollandais venoit de me le dire.
J'eus une peine infinie à amariner (1) ces deux. vais-seaux. Ma chaloupe et mon canot étoient hachés,. et pour. surcroît il survint une tempête qui me mit dans un très-grand péril, par le désordre où j'étois après un combat si long et si opiniâtre: tous les officiers du Sans-Pareil avoient été tués ou blessés, et de mon côté j'avois perdu près de la moitié de mon équipage. Cette tempête nous sépara tous. M. Boscher, qui étoit mon.capitaiue en second, et qui s'étoit fort distingué dans le combat, se trouvant commander sur le Sans-Pareil, fut obligé de faire jeter à la mer tous les canons de dessus son pont et de ses gaillards; et quoi qu'il. fût sans mâts, sans canons et sans voiles, il eut. l'habileté de sauver ce vaisseau, et de le mener dans le Port-Louis. Le Boston trouva, après la tempête , quatre corsaires de Flessingue qui le reprirent à la vue de l'île d'Ouessant; et ce fut avec bien de la peine que je gagnai le port de Brest avec mon vaisseau, dé-mâté de ses mâts de hune et de son artimon (r), et tout délabré.

 

(r) A amariner : A prendre possession de.

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Le feu Roi, attentif à récompenser le zèle et la bonne volonté, me fit la grâce, après cette action, de m'envoyer une épée : je la reçus, accompagnée d'une lettre très obligeante de M. de Pontchartrain, alors secrétaire d'Etat de la marine, et depuis chancelier de France,. qui m'exhortoit à mettre mon vaisseau en état d'aller joindre M. le marquis de Nesmond aux rades de La Rochelle. Je ne perdis point de temps à me rendre à cette destination.

Nous nous trouvâmes cinq. vaisseaux de guerre sous son commandement : l'Excellent, de soixante-deux canons, monté par ce général; le Pélican, de cinquante, commandé par M. le chevalier des Augers; le Fortuné, de cinquante-six, par.M. de Beaubriant; le Saint-Antoine, de Saint-Malo ,aussi de cinquante-six canons , par M. de La Villestreux; et le Français, de quarante-six canons, que je montois. Cette escadre croisa à l'entrée de la Manche. Nous y trouvâmes trois vaisseaux de guerre anglais; et leur ayant donné chasse, je me trouvai un peu de l'avant du reste de l'escadre, et .précisément dans les eaux du plus gros. vaisseau ennemi, monté de soixante-seize canons, et nommé l'Espérance. Je le joignis à une bonne portée de fusil, et je me préparai à l'aborder, dans la.résolution de ne pas tirer un coup qu'après avoir jeté mes grappins à son bord.

(t) Et de son artimon : L'artimon est le mât de l'arrière du vaisseau, (Voyez la note 2, page 296.

DE DUGUAY-TROUIN.. [169.4] 311

Sur ces entrefaites, M. le marquis de Nesmond, qui avoit, aussi bien que tous les vaisseaux de son escadre, pavillon et flamme anglaise, tira un coup de canon à balle sous le vent, sans changer de pavillon ; sur quoi tous les officiers qui étoient sur mon bord me représentèrent que le commandant n'ayant point arboré son pavillon blanc, ce coup de canon ne pouvoit être qu'un commandement pour moi de l'attendre; et que si je n'y déférois pas, je tomberois dans le cas de désobéissance, le dessein du commandant ne pouvant jamais être de. me faire combattre sous pavillon ennemi. J'eus une peine in-finie à céder à cette remontrance, et à consentir qu'on carguât ma grande voile (I), ne pouvant me consoler. de laisser échapper une si belle occasion de me distinguer : mais je fus bien plus désolé quand je vis, un quart-d'heure après, M. le marquis de Nesmond mettre enfin son pavillon blanc., et tirer un autre. coup de canon pour commencer le combat. Je fis à l'instant remettre ma grande voile, et tirer toute ma bordée au vaisseau l'Espérance; M. de La Villestreux, capitaine du Saint-Antoine, attaqua en même temps l'Anglesey, de cinquante-huit canons : mais à peine eûmes-nous tiré trois ou quatre bordées, que M. le marquis de Nesmond joignit l'Espérance, et le combattit à portée du pistolet si vivement, qu'il le démâta de son grand mât, et s'en rendit maître après une assez belle résistance. M. de La Villestreux avoit été blessé mortellement en abordant l'Anglesey; d'ailleurs son vaisseau fut tellement désemparé de ses voiles et de ses manoeuvres, que l'ennemi s'échappa. avec son camarade, à la faveur de la nuit.

(1) Grande voile : Voyez la note 3 de la page 295.

[1694] MÉMOIRES 312

Je fis mes justes plaintes à M. le marquis de Nesmond de ce qu'il m'avoit obligé de carguer ma grande voile par ce coup de canon à balle qu'il avoit tiré sous pavillon anglais, m'ayant privé par là de l'honneur, que j'allois acquérir sous ses yeux, en abordant le vaisseau l'Espérance. je pris la liberté de lui dire que mes officiers et tout mon équipage étoient témoins que j'y étois préparé et bien déterminé, et qu'il étoit fort triste pour moi qu'il se fut servi de son autorité pour profiter de cette occasion à mon préjudice. Il me répondit qu'il en étoit bien fâché par rapport à moi mais que c'étoit une méprise de son capitaine de pavillon, qui n'avoit pas fait attention au pavillon anglais; et que toute la faute, s'il y en avoit une, rouloit sur cet officier, et non sur moi, qui avoir bien rempli mon devoir. Cependant les équipages des autres vaisseaux , qui m'avoient vu le plus près des ennemis , et n'avoient pas fait attention au coup de canon que le commandant avoit tiré sous pavillon anglais, avoient été surpris de me voir carguer ma grande voile: ils eurent même l'injustice d'interpréter à mon désavantage la manoeuvre que j'avois faite; et, sans approfondir les raisons de subordination qui m'y avoient obligé, ils me taxèrent de peu de zèle dans leurs chansons matelotes; mais ils en ont fait depuis ce temps-là un si grand nombre d'autres à mon honneur, qu'ils ont réparé et au-delà cette légère injustice. M. le marquis de .Nesmond rendit en cette occasion des témoignages si publics et si authentiques de ma conduite, que j'eus tout lieu d'en être satisfait.

DE DUGUAY-TROUIN. [1695] 313

Le Roi m'ayant continué le commandement de son vaisseau le Français, et à M. de Beaubriant celui du vaisseau le Fortuné, pour les employer à détruire les baleiniers hollandais sur les côtes de Spitzberg, nous sortîmes tous deux du Port-Louis, ou nous avions fait caréner nos vaisseaux, et fîmes route pour nous rendre sur ces parages; mais les vents contraires nous traversèrent avec tant d'opiniâtreté, qu'a-près avoir vainement lutté contre, et consommé toute notre eau, nous fûmes contraints d'aller la renouveler aux îles de Feroë, après quoi la saison étant trop avancée pour aller jusqu'à Spitzberg , nous demeurâmes à croiser sur les Orcades : enfin, rebutés de n'y rencontrer aucun vaisseau ennemi , nous fîmes route pour aller consommer le reste de nos vivres sur les côtes' d'Irlande.
Lé malheur que nous avions eu de ne rien trouver pendant trois mois de croisière avoit consterné les off'iciers et les équipages de nos deux vaisseaux; j'étois seul à les encourager, par un pressentiment secret qui , ne me quitta jamais, et qui me donnoit un air content au milieu d'une tristesse générale. La joie et la confiance que je tâchois de leur inspirer, et l'assurance que je leur donnois hardiment de quelque bonne aventure, fut justifiée heureusement par la rencontre que nous fîmes, sur les blasques, de trois vaisseaux anglais venant des Indes orientales, très considérables par leur force, et plus encore par leur richesse. Le commandant, nommé la Défense, étoit percé à soixante-douze canons, et monté à cinquante-huit; le second, nommé la Résolution, étoit percé de soixante canons, et ,monté de cinquante-six; le troisième, dont je ne puis retrouver le nom', avoit quarante canons montés ils nous attendirent en ligne.

314 - [1695.] MÉMOIRES

M. de Beaubriant donna en passant sa bordée au commandant anglais; et, poussant sa pointe, il s'attacha à, combattre et à réduire le second. Je le suivis, le beaupré sur la poupe ; et, aussi, tôt qu'il eut dépassé le commandant, je le combattis si vivement, que je m'en rendis maître. Dès qu'il fut soumis, je courus., sans perdre de temps, sur le troisième vaisseau, qui, fuyoit à toutes voiles: il se défendit avec beaucoup d'opiniâtreté. Il est vrai que je le ménageois un peu, dans la crainte de le démâter; et d'ailleurs je ne jugéois pas à propos de l'aborder, par rapport au pillage, qui auroit été en ce cas presque inévitable. Il se rendit à la fin, et nous les amari- -nâmes tous trois, de façon à se défendre s'il en étoit besoin. Nous les escortâmes dans le Port-Louis; et les richésses dont ils étoient chargés donnèrent plus de vingt pour un de profit, malgré tout le pillage qu'il n'avoit pas été possible d'empêcher.
Après cette heureuse campagne, le désir me prit de faire un voyage à Paris, pour me faire connoître à M. le comte de Toulouse et à M. de Pontchartrain; mais encore plus pour me donner la satisfaction de voir à mon aise la personne du feu Roi, pour lequel, dès ma tendre jeunesse, je m'étois senti un grand fonds d'amour et de vénération. M. de Pontchartrain voulut bien me présenter à Sa Majesté, et mon admiration redoubla à la vue de ce grand monarque. Il daigna paroître content de mes foibles services, et je sortis de son cabinet le coeur pénétré de la douceur et de la noblesse qui régnoient dans ses paroles et dans ses moindres actions : le désir que j'avois de me rendre digne de son estime en devint plus ardent.

DE DUGUAY-TROUIN. 315 [ [1696]

Après quelque séjour à Paris, je pris tout d'un coup la résolution de me rendre au Port-Louis, dans le dessein d'y armer le Sans-Pareil, que j'avois pris sur les Anglais; mais,. au lieu de cinquante canons qu'il avoit auparavant, je n'en fis mettre que quarante-deux, afin de le rendre plus léger.
Ce vaisseau étant caréné, je mis à la voile; et m'étant rendu sur les côtes: d'Espagne, j'appris, par quelques vaisseaux neutres que je rencontrai, qu'il y avoit dans le port de Vigo trois vaisseaux hollandais qui attendoient l'arrivée d'un vaisseau de guerre anglais, lequel devoit incessamment sortir de la Corogne pour les prendre en passant, et les escorter jusqu'à Lisbonne. Je réfléchis sur cet avis, et je formai le des-sein de faire usage de mon Sans-Pareil pour tromper les Hollandais. En effet, je me présentai un beau matin à l'entrée de Vigo avec pavillon et flamme anglaise, mes basses voiles carguées, mes perroquetsen bannière (r), et un- lac (2) anglais au bout de ma vergue d'artimon : manoeuvre que j'avois vu faire .aux Anglais en cas à peu près semblable. La fabrique anglaise du Sans-Pareil aida si bien à ce stratagême, que deux de ces vaisseaux, abusés par ces apparences, mirent à la voile, et vinrent bonnement se ranger sous mon escorte: le troisième en auroit sûrement fait autant, s'il avoit été en état de lever l'ancre. Je trouvai ces vaisseaux chargés de gros mâts, et d'autres bonnes marchandises.

(1) Mes perroquets en bannière: C'est-à-dire les voiles des mâts qui portent le même nom (voyez la note 2 de là page 296) déployées et abandonnées à elles-mêmes, sans être bordées ou tendues par les écoutes, qui sont des cordages attachés aux angles inférieurs. - (a) lac : pavillon.

316 [1696] MÉMOIRES


M'étant mis en route pour les conduire dans le premier port de France, je me trouvai à la pointe du jour à trois lieues sous le vent de l'armée navale des ennemis. Sur cet incident, très embarrassant, je pris mon parti sans balancer. J'ordonnai, à ceux qui commandoient mes deux prises, d'arborer pavillon hollandais, et d'arriver vent arrière, après m'avoir salué de sept coups de canon chacun; ensuite, me confiant dans la bonté et dans la fabrique du Sans-Pareil, je fis voile vers l''armée ennemie, avec autant d'assurance et de tranquillité que j'aurois pu faire si j'avois été réelle-ment un des leurs qui, après avoir parlé à des vais-seaux hollandais, eût voulu se rallier à son corps.
Il s'étoit d'abord détaché de cette armée deux gros vaisseaux, et une frégate de trente-six canons, pour venir me reconnoître : les deux vaisseaux, trompés par nia manoeuvre, cessèrent bientôt leur chasse, et retournèrent à leur poste; la seule frégate, poussée par son mauvais destin, s'opiniâtra à vouloir parler à mes deux prises, et je vis qu'elle les joignoit à vue d'oeil. Je naviguois alors avec toute l'armée, et paroissois fort tranquille, quoique je fusse intérieurement désespéré de ce que ces prises alloient infailliblement tomber au pouvoir de cette frégate. Comme je m'aperçus cependant que mon vaisseau alloit beaucoup mieux que ceux des ennemis qui étoient les plus près de moi, je fis courir insensiblement le mien un peu largue (I), pour me mettre de l'avant d'eux; et tout d'un coup je forçai de voiles, pour aller me placer entre mes prises et la frégate. Je m'y rendis assez à temps pour lui barrer

(t) Courir un peu largue : Aller par un vent de travers, inclinaut vers l'arrière du bâtiment.

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le chemin, et pour la combattre, comme je fis, à la vue: de toute l'armée. Je l'aurois même enlevée, s'il m'avoit été possible de l'aborder; mais le capitaine qui la montoit conserva assez de défiance et d'habileté pour se tenir une portée de fusil au vent, et il jugea à propos d'envoyer son canot à mon bord. Les gens de ce canot étant à moitié chemin , me reconnurent pour Français, et se mirent en devoir de retourner à leur frégate. Alors, me voyant démasqué, je fis arborer mon pavillon blanc à la place de l'anglais que j'avois à poupe, et je commençai au même instant le combat. Cette frégate me répondit de toute sa bordée; mais, ne pouvant soutenir le feu de mon canon et de ma: mousqueterie, elle trouva moyen de revirer de bord à la rencontre de plusieurs gros vaisseaux, qui se détachèrent pour venir promptement à son secours. Leur approche m'obligea de la quitter dans un temps où elle se trouvoit si maltraitée, qu'elle mit à la bande (I), avec un pavillon rouge sous ses barres de hune (2), en tirant des coups de canon de distance en distance. Ce signal pressant d'incommodité fit que les vaisseaux les plus près d'elle s'arrêtèrent pour la secourir : ils recueillirent en même temps son canot, qui n'avoit pu regagner son bord, et avoit fait route du côté de l'armée pendant notre combat. Toutes ces circonstances, favorables pour moi, me donnèrent le temps de rejoindre mes prises à l'entrée de la nuit, et je les conduisis au Port-Louis.

(i) Qu'elle mit ci la bande : Qu'elle s'inclina latéralement, afin de mettre hors de l'eau la partie endommagée. - (a) Barres de hune : Petite hune composée de deux barres de bois qui en traversent deux autres, et qui sont placées en tête des deux mâts de hune, et du mât de perroquet de fougue.

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Aussitôt que je les eus mises en Sûreté, j'allai croiser à l'entrée de la Manche, où je rencontrai un flessinguois revenant de Curaçao. Je m'en rendis maître, et le conduisis dans le port de Brest, où je fis caréner mon vaisseau.
Je fis en même temps équiper une frégate de seize canons, dont je donnai le commandement à un de mes jeunes frères , qui m'avoit donné en plus d'une occasion des marques d'une capacité au-dessus de son âge. Nous mîmes ensemble à la voile , et fûmes croiser sur les côtes d'Espagne. Nous y consommâmes la plus grande partie de nos vivres sans rien trouver; et comme nous commencions à manquer d'eau, je.jugeai à propos d'en aller chercher auprès de Vigo, dans l'espérance d'y faire en même temps quelque capture. Sur cette idée, je fus mouiller entre ce port et les îles de Bayonne; et n'y ayant rien rencontré, je m'attachai à découvrir un endroit qui fût propre à faire de l'eau. Pour cet effet, nous nous embarquâmes' mon frère et moi dans mon canot , avec quelques volontaires ; et ayant remarqué une anse à main droite d'où parois-soit couler un ruisseau, nous avançâmes pour la reconnoître de plus près : mais en l'approchant nous fûmes salués de plusieurs coups de fusil, qu'on nous tira des retranchemens qui bordoient le rivage. Ma première pensée (et plût à Dieu que je l'eusse suivie ! ) fut de retourner à bord de nos vaisseaux, et de mépriser de pareilles canailles; mais mon frère; jeune et ardent aux occasions d'honneur, me représenta qu'il seroit honteux de se retirer pour de misérables paysans qui n'étoient pas capables de tenir devant nous ;

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qu'il falloit les aller attaquer, et faire en même temps signal à nos vaisseaux de nous envoyer le secours que j'avois ordonné que l'on y tînt prêt en cas de besoin. J'avoue-rai qu'une mauvaise honte et un ridicule point d'honneur l'emportèrent soir la répugnance que j'avois à suivre ce conseil. Je mis donc pied à terre, suivi d'une vingtaine de jeunes gens qui étoient dans mon canot: nous forçâmes, l'épée à la main, les retranchemens d'où l'on avoit tiré, et nous nous y établîmes, après en avoir chassé ceux qui les gardoient. Il arriva bientôt après de nos vaisseaux cent cinquante hommes bien armés : j'en laissai vingt à la garde des retranchemens; sur lesquels je fis mettre les pierriers de nos chaloupes, pour assurer notre retraite. J'en donnai cinquante autres à commander à mon frère, avec ordre d'aller prendre à revers un gros bourg, où j'avois remarqué que les milices espagnoles s'étoient assemblées, tandis que je l'attaquerois de front avec cent hommes qui me restoient. Dans cette résolution, je m'avançai, tambour battant, vers l'endroit où je croyois trouver le plus de résistance. Mon frère, se laissant emporter à l'ardeur de son courage, pressa sa marché plus que moi, et attaqua le premier, à ma vue, les retranchemens de ce bourg, qu'il enleva dans' un moment. Sa valeur lui devint funeste : il reçut, en les franchissant le premier; un coup de mousquet qui lui traversoit l'estomac. Je combattois'en même temps.de mon côté; et, ayant aussi forcé ces retranchemens, j'étois 'occupé à faire donner quartier à quatre-vingts Espagnols qui avoient mis les armes bas, quand je reçus cette triste nouvelle. Il est difficile d'exprimer à quel point j'en fus pénétré : cet infortuné frère m'étoit encore .plus cher par son intrépidité, et par son caractère aimable, que par les liens du sang.

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Je restai d'abord immobile; après quoi, devenant tout à coup furieux, je courus comme un désespéré vers ceux des ennemis qui résistoient, et j'en sacrifiai plusieurs à ma douleur. Pendant que tous mes gens s'abandonnoient au pillage, il parut une troupe de cavalerie sur la hauteur. Je repris alors mes sens, et, rassemblant la plus grande partie de mes soldats avec assez de promptitude.; je courus chercher mon frère. Je le trouvai couché sur la terre, et baigné dans son sang, qu'on s'efforcoit en vain d'arrêter. Un objet si touchant' m'arracha des larmes c je l'embrassai , sans avoir la force de:lui parler; et je le fis emporter sur-le-champ à bord de mon vaisseau, où je l'accompagnai, ne pouvant me résoudre à le quitter dans l'état déplorable où je le voyois. Je laissai aux officiers le soin de faire rembarquer.tous nos gens, et j'ordonnai au premier lieutenant de mon vaisseau de les couvrir, et d'assurer notre retraite, qui se fit sans confusion, et avec fort peu de perte.
Mon frère ne vécut que deux jours, et rendit son dernier soupir, entre mes bras, avec de grands sentimens de religion, et une fermeté héroïque. La tendresse et la douleur me rendirent éloquent à l'exhorter dans ces momens, et je demeurai dans un accablement extrême. J'ordonnai qu'on levât l'ancre, et qu'on mît à la voile pour porter son corps à Viana, ville portugaise sur la frontière d'Espagne, où je lui fis rendre les derniers devoirs avec tous les honneurs dus à sa valeur et à son mérite , qui certainement n'étoit. pas commun. Toute la noblesse des environs assista à ses funérailles, et parut sensible à la perte d'un jeune homme qui emportoit les louanges et les regrets de tous nos équipages.

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M'étant acquitté de ce triste devoir, je repris la mer, pour consommer le reste de mes vivres; et ayant rencontré un vaisseau hollandais venant de Curaçao, je m'en rendis maître, et le conduisis à Brest. J'y dés-armai mes deux vaisseaux. J'avois l'esprit.continuellement agité de l'idée de mon frère expirant entre mes bras : cette cruelle image me réveilloit en sursaut toutes les nuits, et pendant fort longtemps elle ne me laissa pas un moment de repos.
Six mois après, M. Descluseaux, intendant de la. marine à:Brest, qui m'estimoit plus que je ne méritois, m'engagea, par ses sollicitations, à prendre le commandement de trois vaisseaux qu'il vouloit en-voyer au devant de la flotte de Bilbao. Ces vaisseaux étoient le Saint-Jacques-des-Victoires, de quarante-huit canons; le Sans-Pareil, de quarante-deux; et la frégate la Léonore, de seize canons. Je montai le premier vaisseau, et je confiai le commandement du second à mon parent M. Boscher, qui m'avoit servi jus-que là.de capitaine en second, et dont j'avois éprouvé la.valeur et la capacité.
Huit jours aprés notre départ de Brest, j'eus connoissance de cette flotte, qui étoit escortée par trois vaisseaux de guerre hollandais, commandés par M. le baron de Wassenaër, vice-amiral de Hollande. Ces vaisseaux étoient le Delft et le Houslaerdick, tous deux de cinquante-quatre canons; et un troisième, dont j'ai oublié le nom, de trente-huit.


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Le grand vent et l'agitation des vagues m'obligèrent de les conserver pendant deux jours, au bout desquels j'étois sur le point de hasarder un combat assez inégal, quand par bonheur je découvris deux frégates de Saint-Malo, l'une de trente canons, nommée l'Aigle noir, montée par M. de Belille-Pepin; et l'autre, de trente-huit canons, nommée- la Faluère, par M. Dessandrais-Dufrêne. Nous tînmes conseil ensemble, et disposâmes notre attaque de la manière suivante.
Les trois vaisseaux de guerre ennemis étoient en panne au vent de leur flotte le Delft, commandant, au milieu; lé Houslaèrdick à son arrière; et le troisième de l'avant. Je devois les attaquer le premier, et, après avoir donné en passant ma bordée au Houslaërdick, pousser ma pointe pour aller aborder le commandant. Le Sans-Pareil étoit destiné à me suivre, le beaupré sur ma poupe, et à accrocher le Houslaërdick aussi-tôt que- je l'aurois dépassé. Les frégates l'Aigle noir et la Faluère devoient s'attacher à réduire lè troisième vaisseau de guerre, et donner ensemble dans le corps.de la flotte. A l'égard de la Léonore, elle doit uniquement destinée à prendre des vaisseaux marchands.
[697] Dans cette disposition, nous arrivâmes sur les ennemis ; et comme j'allois ranger sous le vent le Houslaërdick, il mit le vent dans ses voiles d'avant, et appareilla sa misaine (I). Ce changement imprévu de manoeuvre en apporta nécessairement à notre dis-position, en ce qu'étant,venu à l'abri des voiles de ce vaisseau, il me fut impossible de le dépasser pour aller aborder le commandant. Celui-ci arriva en même temps sur moi, à dessein de me mettre entre deux feux ; et je n'eus d'autre parti. à prendre que celui d'aborder le Houslaérdick.


(t) Appareilla sa misaine : Déploya ét disposa sa misaine à recevoir le vent.. .

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Alors le capitaine du Sans-Pareil, qui me suivoit de près, se détermina sans hésiter à couper chemin au commandant, et ensuite à l'aborder de long en long avec une audace et une conduite admirable. Les deux frégates de Saint-Malo attaquèrent en même temps le troisième vaisseau ; et la Leonore donna, comme je l'avais ordonné, dans le milieu de la flotte.
Les deux abordages des vaisseaux le Houslaérdick et le Delft furent exécutés avec une égale fierté, mais avec un succès bien différent. Je fis sauter à bord du premier la moitié de mes officiers, avec cent vingt de mes meilleurs hommes, qui l'enlevèrent d'emblée: Je poussai en même temps au large, et courus avec empressement secourir le Sans-Pareil, qui , toujours accroché au commandant, en essuyoit un feu terrible. J'arrivai près d'eux comme la poupe de mon camarade sautoit en l'air, par le feu qu'un boulet avoit mis à des caisses remplies de gargousses. Plus de quatre-vingts hommes en furent écrasés, ou jetés à la mer; et le feu étant prêt de se communiquer à la soute aux poudres , j'attendois avec frayeur le moment de le voir périr. Dans ce danger pressant , M. Boscher, qui commandoit ce vaisseau, conserva assez de fermeté et de sang froid pour faire couper ses grappins, et pousser au large. Désespéré de ce fâcheux contre-temps, et de la perte de ce brave parent, qui me paroissoit inévitable, je m'avançai. pour prendre sa place, et pour le venger. Ce nouvel abordage fut très sanglant , par là vivacité de notre feu mutuel de canon, de mousqueterie et de grenades, et par le grand courage de M. le baron de Wassenaër, qui me reçut avec une fierté étonnante.

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Les plus braves de mes officiers et de mes soldats furent repoussés jusqu'à quatre fois il en périt un si grand nombre, que, malgré mon dépit et tous mes efforts, je fus contraint de faire pousser mon vaisseau au large, afin de redonner un peu d'haleine à mes gens, que je voyois presque rebutés, et de pouvoir travailler à réparer mon désordre, qui n'étoit pas médiocre.
Dans cet intervalle, l'Aigle noir et la Faluère s'étoient rendus maîtres du troisième vaisseau de guerre; et cette dernière frégate se trouvant à portée de ma voix, j'ordonnai à M. Dessandrais-Dufrêne, qui la montoit, de s'avancer sur le vaisseau le Delft, afin d'entretenir le combat, et de me donner le temps de revenir à la charge. Il s'y présenta de la meilleure grâce du monde, mais malheureusement il fut tué des premiers coups. Ce nouveau contre-temps mit le désordre dans cette frégate, qui vint en travers, et m'attendit. J'appris avec une extrême douleur la mort d'un homme si courageux, et je dis à M. de Langavan, son capitaine en second, de me suivre pour le venger. En effet, je retournai tête baissée aborder ce redoutable baron, résolu de vaincre ou de périr. Cette dernière scène fut si vive et si sanglante, que tous les officiers de son vaisseau furent tués ou blessés; il reçut lui-même quatre blessures très dangereuses, et tomba sur son gaillard de derrière, où il fut pris les armes à la main. La frégate la Faluère eut part à ce dernier avantage, en venant m'aborder, et en jetant dans mon bord quarante hommes de renfort.

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Plus de la moitié de mon équipage périt dans cette action. J'y perdis un de mes cousins-germains, premier lieutenant sur mon vaisseau, et deux autres parens sur le Sans-Pareil; plusieurs autres officiers furent tués ou blessés. Ce combat fut suivi d'une tempête et d'une nuit affreuse, qui nous sépara les uns des autres. Mon vaisseau, percé de coups de canon à l'eau, et entr'ouvert par les abordages réitérés, couloit bas; il ne me restoit qu'un seul officier, et cent cinquante-cinq hommes des moindres de mon équipage, qui, fussent en état de servir; et j'avois plus de cinq cents prisonniers hollandais à garder. Je les employai à pomper et à puiser l'eau de l'avant à l'arrière de mon vaisseau; et nous étions forcés, cet officier et moi, d'être continuellement sur pied, l'épée et le pistolet à la main, pour les contenir. Cependant toutes nos pompes et nos puits ne suffisant ,pas pour nous empêcher de couler bas, je fis jeter à la mer tous les canons du second pont et des. gaillards, mâts et vergues de rechange, boulets et pinces de fer, et jus-qu'aux cages à poules : enfin l'extrémité devint si pressante, que l'eau se déchargeoit aux roulis du fond de cale, dans l'entre-pont. Mais, dans ce péril menaçant, rien ne me toucha plus sensiblement que l'horreur de voir cent malheureux blessés, fuyant l'eau qui les gagnoit, se traîner sur les mains avec des gémissements affreux, sans qu'il me fût possible de les secourir. La mort nous environnant ainsi de toutes parts, je me déterminai à faire gouverner sur la côte de Bretagne, qui ne pouvoit être loin, afin de périr au moins plus près de terre, avec le foible et unique espoir

(I) Roulis : Mouvement du vaisseau , se balançant d'un bord sur l'autre.. Le tangage est le mouvement de bascule de l'avant sur l'arrière.

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que quelqu'un pourroit s'y sauver, par hasard; sur les débris du vaisseau. Cette résolution fut cause de notre salut, car en faisant cette route nous fûmes obligés de présenter le côté de babord (I) au vent; et comme c'étoit le plus endommagé de l'abordage, et des coups de canon à fleur d'eau, il arriva que ce côté se trouvant en partie au-dessus de la mer, elle n'y entra plus avec la même rapidité; en sorte que, redoublant nos efforts, nous soulageâmes le vaisseau de deux bons pieds d'eau. Sur ces entrefaites, les matelots placés en garde sur le mât de beaupré s'écrièrent qu'ils voyoient les brisans des rochers, et que nous allions périr dessus, si on né revenoit pas dans le moment du côté de tribord. Il est naturel de fuir le danger le plus pressant, pour prolonger sa vie : ainsi nous ne balançâmes point à changer de route; mais en moins d'une demi-heure le vaisseau se remplit d'eau, comme auparavant. Trois fois nous fîmes cette manoeuvre, et trois fois nous la changeâmes pendant la nuit. Aussitôt que le jour parut, nous connûmes que nous étions entre l'île de Grois et la côte de Bretagne. Je fis mettre un pavillon rouge sous les barres de hune, et tirer des coups de canon de distance en distance, pour attirer un prompt secours. Heureusement le vent avoit beaucoup diminué; de sorte qu'un grand nombre de bateaux se rendirent à mon bord, qui soulagèrent nos gens épuisés, et firent entrer le vaisseau dans le Port-Louis.


(I) Sabord: Coté gauche du vaisseau, en regardant de l'arrière l'avant.

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Un hasard singulier fit que les trois vaisseaux de . guerre hollandais, avec douze autres vaisseaux marchands de leur flotte, arrivèrent le même jour, ainsi que l'Aigle noir, la Faluère et la Léonore; le Sans-Pareil s'y rendit aussi le lendemain, après avoir été vingt fois sùr le point de périr par le feu et par la tempête.
Un de mes premiers soins, en arrivant, fut de m'informer de l'état où se trouvoit M. le baron de Wasse--üaër, que je savois très grièvement blessé; et j'allai sur-le champ lui offrir avec empressement ma bourse, et tous les secours qui étoient en mon pouvoir. Ce généreux guerrier, dont la valeur m'avoit inspiré de l'amour et de l'émulation, ne voulut pas me faire l'honneur d'accepter mes offres: il se contenta de m'en témoigner beaucoup de reconnoissance, et de me dire qu'il se seroit plus aisément consolé de son malheur, s'il.avoit pu se faire porter à bord d'un vaisseau, où il étoit persuadé qu'il auroit reçu tous les secours et toutes les honnêtetés qui auroient dépendu de moi. Je compris, à ce discours, qu'il n'avoit pas lieu de se louer de ceux qui s'étoient rendus maîtres de son vaisseau : j'en restai confus , et je conçus l'indignation la plus grande contre l'officier qui y comme il se doit; je lui en fis tous les reproches qu'il méritoit, et j'ajoutai à ces reproches des mortifications très-sensibles. Il m'a été depuis impossible de le regarder de bon oeil, quoiqu'il fût mon proche parent. Effectivement, quiconque n'est pas capable d'aimer et de respecter la valeur dans son ennemi ne peut pas avoir le coeur bien fait : un des plus sensibles chagrins que j'aie eus de ma vie a été de n'avoir pu témoigner , comme je l'avois désiré, à ce valeureux baron de Wassenaèr toute l'estime et toute la vénération que j'ai en sa vertu.

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Sur le compte que M. le comte de Pontchartrain, qui exerçoit, en survivance de monsieur son père, la chargé de secrétaire d'Etat de la marine, rendit de cette action au feu Roi, il eut la bonté de me prendre à son service, en qualité de capitaine de frégate légère. Sensible à cette grâce autant que le peut être un sujet plein de zèle et d'admiration pour son prince; je n'attendis pas le désarmement de mes vaisseaux délabrés pour aller en remercier Sa Majesté : je lui fus présenté dans son cabinet par M. le comte de Pontchartrain; et j'y reçus des marques de sa bonté et de sa satisfaction, qui touchèrent mon coeur d'autant plus vivement qu'une forte inclination m'attachoit à ce grand roi. M. de Wassenaër eut aussi l'honneur de lui faire la révérence quand il fut guéri de ses blessures; et sa valeur lui fit recevoir de sa Majesté des témoignages d'estime et de bienveillance tout-à-fait distingués. Il est vrai que personne ne connoissoit si bien quel est le prix de la vertu, et ne savoit mieux aussi la récompenser. L'aversion que j'ai toujours eue pour le personnage de courtisan ne m'empêchoit pas de lui faire assidûment ma cour, et de lui marquer mon attachement fidèle et désintéressé, dont la connoissance n'échappa pas à sa pénétration. Cependant, comme ce n'étoit pas par cet endroit que je désirois le plus de me rendre digne de ses bontés, je sollicitai et j'obtins de Sa Majesté ses vaisseaux le Solide et l'Oiseau, pour aller faire la guerre à ses ennemis.
Avant que de me rendre à Brest pour les armer, je passai à Saint-Malo, et j'engageai deux de mes amis à me venir joindre, avec deux autres vaisseaux de trente.six canons chacun.

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Ils les conduisirent à Brest; et nous étions sur le point d'en sortir pour aller en-semble croiser, quand le Roi jugea à propos de donner la paix à l'Europe. La publication qui en fut faite m'obligea de faire rentrer mes vaisseaux dans le port, et d'y désarmer.
Pendant les quatre années que dura cette paix, je passois les hivers à Brest, qui étoit mon département; et les étés à Saint-Malo, où, depuis le bombardement de cette ville par les Anglais, le Roi envoyoit tous les ans au printemps un corps d'officiers et de soldats de la marine. Je m'occupois pendant ce temps là à me perfectionner dans les sciences, et dans les exercices qui avoient rapport à mon état.
[1702] Sur la fin de ces quatre années de paix, je fus nommé capitaine en second sur le vaisseau du Roi la Dauphine, commandé par M. le comte de Hautefort, aujourd'hui lieutenant général des armées navales de Sa Majesté. Mais la guerre s'étant déclarée (1), on me fit débarquer pour armer en course les frégates du Roi la Bellone, de trente-huit canons, et la Railleuse, de vingt-quatre. Comme il n'y avoit point d'autres vaisseaux à Brest propres à croiser, je fus obligé de me borner à ces deux-là ; et j'en engageai deux autres de quarante çanons à venir me joindre de Saint-Malo à Brest.


(1) La guerre s'étant déclarée : Lorsque -Louis XIV eut accepté la succession au trône d'Espagne pour son petit-fils, l'Angleterre, la Hollande et l'Empire se coalisèrent contre la France,

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L'un d'eux, commandé par M. Porée, qui s'étoit acquis la réputation d'un très brave homme et très-entendu par plusieurs actions distinguées, se rendit le premier à Brest; et l'autre tardant trop à arriver, nous mîmes ensemble à la voile, et Mimes croiser sur les Orcades. Nous y prîmes trois vaisseaux hollandais venant de Spitzberg; mais une tempête qui nous sépara fit périr deux de ces prises sur les côtes d'Ecosse. L'orage ayant cessé , et cherchant à rejoindre mes camarades, je découvris, au lieu d'eux, un vaisseau de guerre hollandais de trente-huit canons, qui croisoit pour couvrir les pêcheurs de harengs. J'arrivai sur lui; et ayant arboré mon pavillon, je fis prolonger ma civadière (I), afin de l'aborder plus aisément. Ce vaisseau se sentant aussi fort que moi , bien loin de plier, cargua ses deux basses voiles, et mit en panne, avec son grand hunier sur le mât (2), et le vent dans son petit. J'étois prêt de le ranger sous le vent, et déjà mon beaupré étoit par le travers de sa poupe, quand il mit tout d'un coup son grand hunier en ralingue (3), appareilla sa misaine; et, traversant ses voiles d'avant, il arriva si promptement, que je ne pus l'empêcher de mettre mon beaupré dans ses grands haubans (4). Cette situation désavantageuse me fit essuyer le feu de toute son artillerie, sans pouvoir lui riposter que de deux canons de l'avant.

(1) Civadière : Nom d'une voile et d'une vergue placées au-dessous du mât de beaupré (mât sur l'avant, qui est très-incliné et très-saillant). Prolonger la civadière, c'est ranger cette vergue le long du mât de beaupré, qu'elle croise dans sa situation ordinaire.

- (2) Mit son grand hunier sur le mdt : Fit porter le vent en sens contraire sur cette voile. En effet, mettre en panne, c'est disposer ses voiles de manière à ce qu'une partie pousse en avant et l'autre en arrière, afin que le navire ne marche plus.

-(3) En ralingue : Une voile est en ralingue lorsque le vent ne porte ni dedans ni dessus, mais sur le bord même, qui s'appelle ralingue.

- (4) Haubans : Gros cordages qui maintiennent les mâts, et qui, traversés par des enfléchures, servent d'échelles. (Voyez la note 3 de la page 307.)

DE DUGUAY-TROUIN. [1702] 331

J'étois perdu, si je n'avois à l'instant même pris le parti de faire sauter tout mon équipage à son bord. Le plus jeune de mes frères, qui étoit mon premier lieutenant, s'y lança le premier, tua un des officiers à ma vue, et se distingua par des actions au-dessus de son âge. Cet exemple d'intrépidité anima si puissamment le reste de mes gens, qu'il ne resta dans mon vaisseau qu'un seul pilote avec quelques timonniers, et les mousses. Le capitaine hollandais fut tué avec tous ses officiers, et son vaisseau fut enlevé en moins d'une demi-heure. J'avois déjà reçu deux coups de canon à eau qui pénétroient dans ma fosse aux lions('), quatre autres dans mes mâts de beaupré et de misaine, et trois dans mon grand mât; de manière que toute son artillerie m'enfilant de l'avant à l'arrière, c'étoit une nécessité de vaincre brusquement, ou de périr sans ressource.
Nos deux vaisseaux se trouvèrent si maltraités de cet abordage, que je fus obligé, pour les rétablir, d'aller dans un port de l'île d'Island. Nous y essuyâmes un coup de vent très-violent, qui, m'ayant mis dans, un danger évident de périr à l'ancre, me força de remettre à la voile, et d'y laisser ma prise : elle en sortit peu de temps après, et fit naufrage sur les côtes d'Ecosse. Je pris encore un autre vaisseau hollandais qui coula bas, et dont je ne pus sauver qu'une partie de l'équipage, avec bien de la peine et du péril.
Rebuté de ces tempêtes continuelles, et ne trouvant point mes camarades, je fis route pour aller terminer ma croisière à l'entrée de la Manche. La tempête opiniâtre m'y accompagna, et me démâta pendant


(1) Fosse aux lions: Magasin des cordages, des poulies, etc , sous la direction du maître d'équipage.

332 [1702]MEMOIRES


la nuit de mon beaupré, de mon mât de misaine, et de mon grand mât de hune. Cet accident me fit encore envisager la mort d'assez près la Providence seule me conserva, et me donna la force d'arriver dans le port de Brest, où je désarmai.
Mes deux camarades ne furent pas plus heureux. M. Porée ayant de son côté rencontré un vaisseau de guerre hollandais, il l'attaqua avec sa bravoure ordinaire; et, s'étant mis en devoir de l'aborder, il eut le bras emporté d'un boulet de canon, et reçut un moment après une autre blessure très dangereuse au bas-ventre, dont il n'échappa que par une espèce de miracle.
La Railleuse, qui étoit montée par un de mes parens, fut contrainte de faire vent arrière, au gré de l'orage, qui la poussa vers Lisbonne : elle y relâcha, et de là se rendit à Brest, sans avoir pu faire aucune prisé.
[17o3] L'année suivante, le Roi m'accorda ses vais-seaux l'Eclatant, de soixante-six canons; le Furieux, de soixante-deux ; et le Bien-Venu, de trente. Je mon-tai le premier, sur lequel je ne mis que cinquante-huit canons, et sur le Furieux que cinquante-six, afin de les rendre plus légers. M. Desmarets-Herpin , lieutenant de port, monta ce dernier vaisseau; et le Bien-Venu fut commandé par M. Desmarques, lieu-tenant de vaisseaux du Roi. Je fis joindre à ces trois vaisseaux deux frégates de Saint-Malo de trente canons chacune, dans le dessein d'aller tous cinq détruire la pêche des Hollandais sur les côtes de Spitzberg.

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Ces deux frégates m'ayant joint à Brest, je mis à la voile, et fus d'abord croiser sur les Orcades, sur l'avis que l'on m'avoit donné que quinze vaisseaux hollandais, revenant-des Indes orientales, devoient y passer. Y étant arrivé, je découvris effectivement quinze vais-seaux, que je ne pusbien distinguer à cause de la brume, qui étoit assez épaisse. L'attente où j'étois de pareil nombre de vaisseaux des grandes Indes me fit croire que c'étoit eux : dans cet espoir, je m'avançai pour les reconnoître de plus près; mais le brouillard se dissipant, nous connûmes que c'étoit une escadre de gros vaisseaux de guerre hollandais, qui croisoient au devant de ceux que nous cherchions. Nous ne balançâmes point à mettre toutes nos voiles au vent, afin de les éviter. Cependant il se trouva parmi eux cinq à six vaisseaux nouvellement carénés, qui alloient si bien, contre l'ordinaire des hollandais, qu'ils joignoient à vue d'oeil le Furieux et le Bien-Venu. Ce dernier vaisseau surtout étoit prêt de tomber entre leurs mains : je ne pus me résoudre à les voir prendre sans coup férir; et comme l'Eclatant, que je montois, étoit le meilleur de ma petite escadre, je fis carguer mes basses voiles, et demeurai de l'arrière d'eux, afin de les couvrir, faisant en cette occasion l'office du bon pasteur, qui s'expose à périr pour sauver son troupeau. Dieu bénit mes soins, et permit que le vaisseau de soixante canons, qui vint me combattre à portée du pistolet, fut, en trois ou quatre bordées de canon et de mousqueterie données à bout touchant, démâté de tous ses mâts, et resta ras comme un ponton.

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Les quatre vaisseaux les plus près de lui, qui poursuivoient le Furieux et le Bien-Venu, se lancèrent aussitôt sur moi, pour secourir leur camarade : je les attendis sans me presser, les saluant l'un après l'autre de quelques volées de canon, dans le dessein de les attirer davantage. En effet, ils s'amusèrent alternativement à me canonner assez longtemps pour donner lieu aux vaisseaux de mon escadre de les éloigner, et même de les perdre de vue, à la faveur d'un brouillard qui s'éleva. Les ennemis s'opiniâtrèrent à me suivre et à me combattre tant que je fus sous leur canon ; mais je n'eus pas plus tôt vu mes vaisseaux hors de péril, que je fis de la voile, et me mis hors de leur portée en assez peu de temps. Je revins ensuite du côté où j'avois remarqué que mes camarades avoient fait route, et je fus assez heureux pour les rejoindre avant la nuit.
M. le chevalier de Courserac, liéutenant de vaisseau, qui étoit mon capitaine en second, me seconda de la tête et de la main dans cette occasion délicate, avec beaucoup de valeur et de sang froid. Nous n'eûmes qu'environ trente hommes hors de combat : c'est cependant, de toutes les affaires où je me suis trouvé, celle dont je suis resté intérieurement le plus flatté, parce qu'elle m'a paru la plus propre à m'attirer l'estime des coeurs vraiment généreux.
La rencontre de cette escadre ennemie m'empêcha de croiser plus long-temps sur ces, parages, et me fit aller droit aux côtes de Spitzberg. Nous y prîmes, rançonnâmes ou brûlâmes plus de quarante vaisseaux baleiniers. La brume nous en fit manquer un très-grand nombre d'autres. J'eus avis qu'il y en avoit deux cents dans le port de Groënhave : je m'y présentai; et déjà j'étois engagé entre les pointes. qui forment cette baie, quand il s'éleva un brouillard si, épais et :un calme si grand,

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que nos vaisseaux, ne gouvernant plus, furént jetés par les courans jusque dans le nord de l'île de Worland, par les quatre-.vingt-un degrés de latitude nord, et si près d'un, banc de glace qui s'étendoit à perte de vue, que nous eûmes bien de la peine à empêcher nos vaisseaux de donner dedans. A la fin, il vint un peu de vent qui nous mit au large, et en état de retourner au port de Groénhave. Nous n'ÿ trouvâmes plus les deux cents vaisseaux hollandais, et nous apprîmes que pendant ce calme, qui rions avoit poussés vers le nord, ils s'étoient fait remorquer par un grand nombre de bateaux dont ils sont pourvus pour la pêche de la baleine, et qu'ils avoient fait route sous l'escorte de deux vaisseaux de guerre.
Les brumes sont si fréquentes dans ces parages, qu'elles nous firent tomber dans une erreur fort singulière, et qui m'a paru mériter d'être rapportée. On se sert, dans les vaisseaux, d'horloges de sable qui dùrent une demi-heure; et les timôniers ont soin de les retourner huit fois pour marquer le quart, qui est de quatre heures; au bout duquel la moitié de l'équipage relève celle qui est sur le pont. Or il est assez ordinaire que les timonniers, voulant chacun abréger leur quart, surtout dans une contrée où le froid est si rigoureux , tournent cette horloge avant qu'elle soit entièrement écôulée. Ils appellent cela manger du sablé. L'erreur qui résulte de ce petit tour d'adresse ne se peut corriger qu'en prenant la hauteur au soleil; et comme la brume nous le fit perdre de vue pendant neuf jours entiers, et que d'ailleurs, dans la saison et par la latitude où nous étions, il ne fait que tourner autour de l'horizon, de manière que les jours et les nuits sont également

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éclairés, il arriva que les timonniers, à force de manger du sable, étoient parvenus, au bout de ces neuf jours, à faire du jour la nuit, et de la nuit le jour; de sorte que tous les vaisseaux de l'escadre, sans exception, trouvèrent au moins onze heures d'erreur quand le soleil vint à reparoître. Cela avoit tellement dérangé les heures du repas et celles du sommeil, qu'en général nous avions envie de dormir quand il étoit question de manger, et de manger quand il falloit dormir. Nous n'y fîmes attention, et nous ne fûmes désabusés, que par le retour du soleil..
Au bout de deux mois de croisière sur ces parages; la saison nous obligea de faire route avec nos prises, pour retourner en France. Nous essuyâmes, dans cette longue traversée, des coups ,de vent fort vifs et fort fréquents, qui séparèrent une partie de nos prises : quelques-unes firent naufrage, quelques autres furent reprises par les ennemis; et nous n'en conduisîmes que quinze dans la rivière de Nantes, avec un vaisseau anglais chargé de sucre, que nous avions pris chemin faisant; après quoi nous retournâmes à. Brest, pour y désarmer.

A mon retour dans ce port, j'obtins du Roi la permission d'y faire construire deux vaisseaux de cinquante-quatre canons chacun, dont l'un fut nommé le Jason, et l'autre l'Auguste,.et une corvette de huit canons, appelée la Mouche, pour servir de découverte. Je montai le Jason; M. Desmarques, l'Auguste; et M. Du Bourgneuf Gravé, la Mouche.


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Ces vaisseaux étant prêts, je mis à la voile, et j'établis ma croisière sur les Sorlingues, îles fort fréquentées par des vaisseaux de guerre, parce qu'elles servent d'attérage aux vaisseaux marchands et aux flottes. J'y trouvai d'abord un garde-côte anglais de soixante-douze canons , nommé la. Revanche qui vint me reconnoître.à portée du.canon. J'étois éloigné. de trois lieues de mes camarades, mais cela ne m'empêcha pas de m'avancer avec ma civadière prolongée, dans l'intention de l'aborder. Surpris de .cette manoeuvre, il prit chasse vers les Sorlingues, et je ne pus le joindre plus près que la portée du fusil. Nous étions même si égaux de voiles, que, sans perdre ni.gagner un pouce de terrain, nous combattîmes pendant trois heures, et perdîmes de vue l'Auguste et la Moûche. Çependant je m'opiniâtrai à le. poursuivre; et: je combattis si vivement, que, pour éviter l'abordage où je m'efforçois de l'engager, il se réfugia dans le port des Sorlingues; ce qui m'obligea de revirer de bord, pour rejoindre mes camarades.
Peu de jours après, la Mouche .s'étant séparée de nous pendant la nuit, fut rencontrée par ce même vaisseau la Revanche, qui la joignit, et s'en empara : il s'étoit fortifié de la compagnie du Falmouth, vaisseau de guerre anglais de cinquante quatre canons, à dessein de nous chercher mon camarade et moi ; et de nous combattre : du moins s'en vanta-t-il au capitaine de la Mouche, lorsqu'il s'en. fut rendu maître.
Sur ces entrefaites, nous découvrîmes pendant la nuit une flotte de trente voiles qui sortoit de la Manche : nous la conservâmes jusqu'au jour, qui nous fit voir qu'elle étoit escortée par un vaisseau de guerre anglais de cinquante-quatre canons, qui s'appeloit le Coventry. je fis signal à l'Auguste de donner au milieu de la flotte, et je m'avançai vers le Coventry pour l'aborder.

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Un peu trop d'ardeur me fit le dépasser de la portée du pistolet, et manquer ce premier abordage : je revins aussitôt sur lui , et m'en rendis maître en moins de trois quarts d'heure. Douze autres vaisseaux anglais. de çette flotte furent pris; le reste se sauva à la faveur de la nuit, qui les déroba à notre poursuite.
En conduisant toutes mes prises à Brest, nous vîmes deux gros vaisseaux avec une corvette, qui arrivaient vent arrière, et qui mirent en travers une lieue au vent de nous. Je reconnus aisément la Revanche et le Falmouth, avec ma pauvre Mouche. Cet objet mit tout rnon sang en mouvement; et, quoique affoibli d'équipage et embarrassé, de toutes ces prises, je mis sans balancer toutes mes voiles au vent pour les joindre, et leur livrer combat. Alors, bien loin de soutenir la gageure, ils prirent honteusement la fuite. Nous les pour-suivîmes jusqu'à la nuit, qui m'obligea de rejoindre mes prises, pour les mettre en sûreté dans le port de Brest.
Pendant cette relâche, j'obtins du Roi la permission de faire construire une frégate de vingt-six canons, qui fut nommée la Valeur. J'en confiai le commandement à mon jeune frère, dont l'application et la bravoure donnoient de grandes espérances; et, en attendant qu'elle fût achevée, je remis en mer avec mes deux vaisseaux, et deux frégates de vingt à vingt-six canons, qui se joignirent à moi. Je fis, en leur compagnie, trois prises anglaises à la vue du cap Lézard J'avois fait mettre ma chaloupe à la mer avec deux officiers et, soixante de mes .meilleurs matelots, afin de les amariner, quand tout d'un coup il parut, à la pointe du jour,deux gros vaisseaux de guerre qui arrivèrent sur nous avec tant de vitesse, que je n'eus pas le loisir de reprendre une partie de mes gens, ni celui de me préparer au combat, comme je l'aurois voulu.


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J'en fis cependant le signal à mes camarades; et, courant à la rencontre du plus gros vaisseau ennemi, nommé le Rochester, de soixante-six canons, je me présentai pour l'aborder. Aussitôt qu'il me vit à portée du pistolet, prêt à le prolonger, il me lâcha sa bordée de canons chargés à mitraille, qui me hacha toutes mes voiles d'avant , lesquelles , se trouvant,dénuées de bras de bouline (r) et.d'écoutes (2), se coiffèrent sur les mâts (3), et firent prendre à mon vaisseau vent d'avant, malgré son gouvernail. Dans cette situation , l'ennemi eut le. temps de me tirer une .seconde bordée, qui m'enfiloit de l'arrière à l'avant, et qui me mit beaucoup de gens hors de combat. Tous mes mâts en furent endommagés; et ma vergue de grand hunier ayant été coupée en deux, tomba par malheur sur ma grande voile, qu'elle perça à droite et à gauche,-et qu'elle embarrassa tellement, que je ne pouvois absolument plus manoeuvrer.

(t) Bras de bouline: Cordage attaché au milieu d'une espèce d'anse de corde (la bouline) établie de chaque côté des voiles, formant ensemble une pate d'oie. Lorsque le vent est contraire, ou souffle par le travers, on tire .en avant la bouline du côté d'où vient le vent, afin de faire mieux porter celui-ci dans la voile. - (a) Ecoûtes : Cordages attachés aux angles inférieurs des voiles, qui servent à les border (à les tendre).-(3) Se coerent sur les mats : C'est-à-dire que le vent, les prenant par dessus, les jeta sur les mâts et. sur les haubans. L'impulsion devenant contraire, le vaisseau cessa momentanément d'obéir au gouvernail.

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Dès qu'il me fut possible de mettre le vent dans les voiles de mon vaisseau, tout ce que je pus faire fut de donner ma bordée à l'ennemi, manoeuvre, d'aller ranger de fort près le second vaisseau ennemi, nommé le Modéré, de cinquante-six canons, contre lequel mon camarade canonnoit de loin. Nous nous tirâmes en passant nos deux bordées de canon et de mousqueterie, et je continuai de gouverner vent arrière, afin de me rejoindre à l'Auguste, et de revenir ensemble à la charge, aussitôt que j'aurois pu remettre mes manoeuvres un peu en ordre. Je voudrois pouvoir dissimuler ici que mon camarade, bien loin de courir à mon secours, ou du moins de m'attendre, mit des voiles pour s'éloigner de moi, pendant que les deux vaisseaux ennemis, s'étant mis à droite et à gauche du mien, me combattoient avec une extrême. vivacité. Je faisois aussi feu sur eux des deux bords; et je ne voulus pas permettre qu'on mît davantage de voiles, ni même que l'on coupât le cablot de la chaloupe que j'avois à la remorque (t). Malgré cet exemple, ll'Auguste fit encore appareiller son foc d'avant (2), qui étoit la seule voile qui lui restoit à mettre; et les deux frégates, de leur côté, ne firent pas le moindre mouvement pour venir me seconder.. Je ne sais pas, en vérité, si le dessein des uns et des autres n'étoit point de me sacrifier, toutes les apparences y étoient ; mais il arriva que mon vaisseau, sans avoir de grand hunier, sans aucunes menues voiles, et traînant une chaloupe, alloit encore plus vite que l'Auguste avec toutes ses voiles.

(i) Que j'avois d la remorque : Que je traînois. - (2) Son foc d'avant : Les focs, au nombre de deux, trois ou quatre, sont des voiles triangulaires placées entre le mât de misaine et celui de beaupré. Ils ne peuvent servir pour le vent arrière; mais ils sont fort utiles pour aller vent de cet6.

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Lassé cependant et outré de cette indigne manoeuvre, après lui avoir fait inutilement signal de venir me parler, je lui fis tirer un coup de canon à balle; et ma résolution étoit prise de faire .cesser mon feu sur les Anglais, et de pointer tous mes canons sur lui, s'il avoit tardé plus longtemps à obéir à.mon signal. Il cargua enfin ses voiles; et les ennemis nous voyant joints, arrivèrent vent arrière, et cessèrent le combat, après avoir tiré chacun leur bordée à mon camarade. Cette distinction marquoit assez l'estime qu'ils faisoient de sa façon d'agir. Je passe aussi légèrement qu'il m'est possiblë sur l'ingratitude de cet officier, que.j'avois préservé l'année précédente d'une escadre hollandaise, en m'exposant seul, comme je l'ai raconté, pour empêcher que le vaisseau du Roi le Bien-Venu, qu' ilmontoit alors, ne tombât au pouvoir des ennemis. J'éviterois même d'en parler, si je n'avois à me justifier. de n'avoir pas pris ces deux vaisseaux anglais; lesquels ne m'auroient certainement pas. échappé, si j'avois été passablement secondé. La manoeuvre des deux frégates ne fut pas plus estimable que celle de l'Auguste : bien loin de se tenir à portée de nous jeter, du renfort si nous avions abordé les vaisseaux ennemis, comme c'étoit mon intention, elles s'éloignèrent avec nos prises, pour juger des coups en toute sûreté.
Après cette aventure, je me hâtai de retourner à Brest avec mes trois prises, impatient de faire tomber le commandement de l'Auguste à quelque autre officier de meilleure volonté; mais celui-ci trouva tant de protection auprès du commandant du port , que je fus contraint de souffrir qu'il continuât de le monter pendant le reste de la campagne.

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Cette dure nécessité me piqua si vivement, que j'aurois abandonné le commandement de ces vaisseaux, et même entièrement quitté le service, si l'amour et le respect que j'avois pour la personne du Roi, joints au désir ardent de mériter son estime, n'eussent été plus puissans que mon ressentiment. Ce chagrin fit que je me joignis au vaisseau du Roi le Prothée, qui étoit prêt de mettre à la voile sous le commandement de M. de Roquefeuille, aimant mieux servir sous les ordres d'un si brave homme, que de commander à gens sur lesquels je ne pouvois plus compter. Nous achevâmes la campagne à l'entrée de la Manche , sans faire aucune rencontre digne d'attention ; et je revins désarmer à Brest.
[ 1705] Les vaisseaux du Roi le Jason et l'Auguste y furent carénés de frais. Ce dernier fut monté par M. le chevalier de Nesmond; et la frégate la Valeur étant achevée, mon jeune.frère en prit le commandement. Nous établîmes notre croisière à l'entrée de la Manche, et sur les côtes d'Angleterre : nous y trouvâmes deux vaisseaux de guerre anglais, l'Élisabeth, de soixante-douze canons, et le Chatam, de cinquante-quatre. Ils arrivèrent vent arrière sur nous, et nous leur épar-'gnâmes.la moitié du chemin. Je m'avançai sur l'Élisabeth, et me présentai pour l'aborder du côté,de babord (r). Nos bordées de canons et de mousqueterie furent tirées à bout touchant; et, au milieu de la fumée son petit mât de hune tomba.


- (1) Babord: Le côté gauche du vaisseau, en regardant de l'arrière l'avant. Tribord est le côté opposé,

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Le grand feu qui sortoit des deux vaisseaux m'empêcha de le remarquer, et fit que je ne pus modérer ma course assez à temps pour jeter mes grappins à son bord: ainsi je le dépassai malgré moi de la portée du pistolet..Il profita de cette occasion, arriva par ma poupe, et m'envoya sa bordée de tribord, qu'il n'avoit point encore tirée. J'arrivai comme lui ; et, lui ripostant de la mienne, je le tins sous le feu continuel de ma mousqueterie, faisant gouverner mon vaisseau de façon à ne plus manquer un second abordage. Le capitaine de l'Elisabeth fit tous ses efforts pour l'éviter; mais je le serrai de si près, que, s'apercevant qu'il ne pouvoit plus se dispenser. d'être accroché, et que son équipage, saisi d'épouvante de voir tous mes officiers et tous mes soldats, le sabre à la main, rangés sur le plat-bord (I), préts à se lancer dans son vaisseau, commençoit à abandonner ses postes, il fit baisser son pavillon , et se rendit après une heure et demie de résistance.
Dès le commencement de l'action, M. le chevalier de Nesmond et mon frère s'étoient présentés avec la même audace, et ils avoient tiré leurs bordées aux deux vaisseaux ennemis. Comme ils me virent attaché opiniâtrément à l'Elisabeth, ils tournèrent du côté du Chatam, pour l'aborder : leurs efforts furent vains, par l'habileté du capitaine de ce vaisseau; qui avoit eu la précaution de se tenir assez au vent de son camarade pour éviter l'abordage; d'ailleurs son vaisseau allant mieux que ceux des autres, il étoit par conséquent le maître de combattre à telle distance qu'il vôuloit. Quand il vit l'Elisabeth rendu, il mit toutes ses voiles au-vent pour s'échapper.

(i) Plat-bord Clôture en planches formant une espèce de parapet eutour du pont supérieur du vaisseau.

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Attentif à sa manoeuvre; je m'aperçus, étant encore bord à bord de l'Elisabeth, de ce. qu'il vouloit faire; et cômme mon vaisseau alloit infiniment mieux que l'Auguste et la Valeur, jé ne balançai point a les charger du soin d'achever d'amariner le vaisseau pris. Je fis pousser en même temps au large, et toutes mes voiles furent mises au vent pour atteindre ce Chatam, que je connoisois pour un excellent vaisseau. Je ne pus jamais l'approcher plus près que la portée du fusil : il fut même assez heureux pour n'être ni démâté ni désemparé, de toutes les bordées que je lui tirai. Je le poursuivis à coups de canon jusqu'à la vue des côtes d'Angleterre et la nuit seule me fit cesser la chasse, pour rejoindre l'Elisabeth et mes deux camarades. -
Le lendemain, il s'éleva une tempête qui nous sépara tous ,et qui mit l'Elisabeth en grand'danger de périr sur les côtes de Bretagne. Cet orage apaisé, je joignis l'Auguste et l'Elisabeth, et nous fîmes route ensemble pour nous rendre dans le port de Brest. Chemin faisant, nous découvrîmes sous le vent deux corsaires flessinguois, l'un de quarante canons, et l'autre de trente-six, qui nous attendirent assez témérairement. Je courus sur eux; et ayant devancé mes camarades, je joignis ces deux vaisseaux, qui étôient demeurés en panne à une portée de fusil l'un de l'autre. Je donnai en passant toute ma bordée de canon et de mousqueterie au plus fort des deux, qui s'appetoit l'Amazone.

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Je comptois qu'il en seroit démâté ou désemparé, et que le laissant à l'Auguste, qui s'avançoit à toutes voiles, je pourrois rejoindre et réduire aisément son camarade : mais le premier n'ayant pas été fôrt incommode de ma bordée, ces deux vaisseaux prirent aussitôt chasse, l'un d'un côté, et l'autre de l'autre et je me trouvai dans le cas d'opter. Je revins sur le plus fort, commandé par un déterminé corsaire, qui se défendit comme un lion pendant près de deux heures : il est vrai que, dans .le peu de temps que j'avois couru sur son camarade, il avoit eu l'habileté de gagner une portée de fusil au vent, et par cette raison je ne me trouvois plus en situation de l'aborder. Un peu trop de confiance m'avoit même empêché de prendre les précautions nécessaires pour tenter ou soutenir l'abordage. J'eus bientôt lieu de m'en .repentir, puisqu'il eut l'audace d' arriver sur moi au milieu du combat, et.de prolonger sa civadière'(r), dans l'intention de m'aborder moi-même, ou de m'obliger à plier. A l'instant: je fis cesser le feu de mon canon et de ma mousqueterie, détachant au plus vite deux de mes sergens pour aller chercher des haches d'armes, des sabres, des pistolets et des grenades; et tout d'un coup, faisant border mon artimon (2), je poussai mon gouvernail à venir au vent, afin de seconder le desein que l'ennemi paroissoit avoir de me joindre. Ce mouvement ralentit son ardeur, et le porta à retenir aussitôt le vent ; en sorte qu'il ne fit que toucher mon bossoir (3) en passant , et poussa en même temps au large.

(i) Voyez la note t de la page 33o. (2) Border mon artimon : Tendre les bords de la voile basse du mât de derrière, en tirant sur l'écoute. (Voyez la note de la page 3o5.)-(3j Bossoir: Voyez la note t
de la page 288.

346 [1705] MÉMOIRES


Dans cette situation, je lui lâchai toute ma bordée de mousqueterie et de canon, que j'avois fait charger à double charge : cette bordée fut suivie de trois autres coup sur coup, qui, données à bout touchant, le démâtèrent de tous ses mâts, et le rasèrent comme un ponton. Ce brave capitaine ne se rendit qu'à la dernière extrémité. Je le remarquai dans le combat, se portant, le sabre à la main, la tête levée, de l'arrière à l'avant de son vaisseau, et essuyant une grêle de coups de fusil , dont ses habits et son chapeau furent percés en plusieurs endroits : aussi me fis je un vrai plaisir de le traiter avec toute la distinction que méritoit sa valeur. Je suis même fâché d'avoir oublié le nom d'un homme si intrépide : je n'aurois pas manqué de le mettre ici.
M. le chevalier de Nesmond, après avoir poursuivi pendant un assez long temps l'autre corsaire flessinguois sans le pouvoir joindre, revint avec l'Elisabeh se rallier à moi; et nous arrivâmes tous deux peu de jours après dans la rade de Brest avec nos deux prises , l'Elisabeth et l'Amazone.
Mon frère s'étant trouvé séparé de nous par la tempête, le lendemain de la prise de l'Elisabeth, rencontra un corsaire de Flessingue, aussi fort d'équipage et de canons que la Valeur. Mon frère lui livra.combat; ef, l'ayant démâté d'un mât de hune, il l'aborda et s'en rendit maître, après une défense opiniâtre. Il étoit occupé à faire raccommoder sa prise démâtée, et à se rétablir du désordre où cet abordage l'avoit mis, quand deux autres corsaires ennemis, de trente-six canons chacun, attirés par le bruit du canon, fondirent tout à coup sur lui, le forcèrent d'abandonner sa prise, et le chassèrent jusqu'à Saint-Jean-de-Luz, où il se réfugia.

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I1 en sortit peu de temps après, et prit un bon vaisseau anglais, chargé de sucre et d'indigo. Il se met-toit en devoir de le conduire dans le port de Brest, où il comptoit me rejoindre, lorsqu'il eut le malheur de trouver en son chemin un autre corsaire ennemi de quarante-quatre canons, qui l'attaqua, et qui voulut lui faire abandonner sa prise. Quoique l'équipage de la Valeur fût considérablement diminué par les differens combats que cette frégate avoit rendus, mon frère soutint l'attaque, essuya deux abordages consécutifs sans plier, et se comporta avec tant de fermeté et de conduite, qu'au rapport de tout son équipage, il auroit enlevé le corsaire, si dans le dernier choc il n'eût pas été mortellement blessé d'une balle, qui lui fracassa toute la hanche. Il reçut ce malheureux coup dans le temps même que le pont et le gaillard de l'ennemi étoient abandonnés, et qu'une partie des plus déterminés soldats de la Valeur pénétroient à son bord. Ce funeste accident les obligea de se rembarquer précipitamment, et de pousser la frégate du Roi au 'large du vaisseau ennemi , qui n'eut jamais le courage de profiter de la consternation que ce malheur avoit causée : en sorte que mon pauvre frère; après avoir mis sa prise en sûreté , arriva mourant à Brest. Je courus à son vaisseau avec autant d'inquiétude que d'empressement : je le fis mettre sur des matelas dans ma chaloupe, et je le transportai moi-même à terre, où je lui procurai tous les secours possibles. Mes soins et ma tendresse ne purent le sauver : il expira peu de jours après, avec une fermeté et une 'résignation exemplaire.


348 [ 1705] MEMOIRES

 

C'est ainsi que la mort m'enleva en peu de temps deux frères, l'un après l'autre.
Le caractère que je leur avois connu dans un âge si tendre promettoit infiniment, et leur valeur m'auroit été d'une grande ressource dans toutes mes expéditions. je les aimois tendrement; et:je demeurai' d'autant plus: accablé de la mort de ce dernier; qu'elle réveilla dans mon. cœur l'idée touchante.du premier, qui avoit fini entre mes bras. Ce triste souvenir, malgré le temps et la raison; me pénètre encore d'une douleur très amère et très-vive.
Dans ce même temps, il y avoit dix-sept vaisseaux de guerre dans la rade de Brest, sous le commandement de M. le marquis de Coëtlogon, lieutenant général des armées navales; et, sur l'avis que l'on avoit eu que les Anglais avoient formé, de tous leurs gardes-côtes rassemblés, une escadre de vingt-un vaisseaux de guerre qui barroient l'entrée de la Manche, ce général, plein.de valeur, et de zèle pour le service du Roi: et pour la gloire de la nation , brûloit d'envie de mettre à la voile, et de les aller combattre. Cette occasion d'honneur suspendit mon affliction ,et me fit presser 1a carène de mes deux vaisseaux. :L'activité avec laquelle j'y fis travailler me mit bientôt en état d'aller offrir mes services à M. de Coëtlogon : je lui dis que je.me faisois un devoir et un. plaisir bien sensible de pouvoir servir sous ses ordres dans une occasion où j'espérois me rendre digne de son estime, et que je l'attendrois aussi longtemps qu'il le jugeroit à propos. Ces offres furent reçues avec de grandes, marques de reconnoissance; mais cette bonne volonté demeura sans effet, par un conseil de guerre que tint là-déssus M. le comte de Château-Regnault, qui commandoit.à Brest, dans lequel il fut jugé que les ennemis étoient trop supérieurs : de manière qu'on arrêta que la plus grande partie des vaisseaux qui composoient cette escadre rentreroient dans le port.

DE DUGUAY-TROUIN. [1705] 349


Cette résolution me fut annoncée par M. le marquis de Coëtlogon, qui m'en parut môrtifié; et je le fus aussi extrêmement, par l'intérêt que je prenois à la gloire des armes du Rois, qui auroient certainement triomphé. J'en puis parler savamment, puisque je tombai peu de jours après , comme je le dirai bientôt, au milieu de ces vingt et un vaisseaux anglais. Ils étoient, il est vrai, supérieurs en nombre à ceux que commandoit M. de Coëtlogon; mais ils étoient moins forts. J'ai remarqué que le sort de presque tous les conseils qui ont été tenus dans la ma vie a été de choisir le parti le moins honorable et le moins avantageux : ainsi je mourrai persuadé que, dans les occasions où le périr est grand et le succès incertain, c'est au commandant à décider sans assembler de conseil, et à prendre sur lui le risque des bons ou des mauvais événemens; autrement la nature, qui abhorre sa destruction , suggère imperceptiblement à la plupart des conseillers tant de raisons plausibles sur les inconvéniens à craindre, que le résultat est toujours de ne point combattre, parce que la pluralité des voix l'emporte.
Quoi qu'il en soit, M. le marquis de Coëtlogon n'étant pas le maître de suivre les mouvemens de son courage, me pria de ne plus différer mon départ : ainsi je mis à la voile avec nos deux seuls vaisseaux. Deux jours après, étant à l'entrée de la Manche, pendant la nuit un vaisseau vint à passer entre nous deux : nous revirâmes sur lui , et le conservâmes etne le perdimes pas de vue.

350 [1705] MÉMOIRÊS


A la pointe du jour, je me trouvai à portée du fusil, un peu au vent, et de l'arrière de lui : mon camarade se trouva sous le vent, à peu près à même distance. Je ne tardai pas long-temps à reconnoître le Chatam, ce vaisseau qui m'avoit échappé lorsque l''Elisabeth fut pris. Le capitaine du Chatam reconnut aussi mon vaisseau, et cette connoissance le détermina à revirer tout d'un coup vent arrière. Nous en fîmes autant; et le tenant entre nous deux, cette situation pressante l'obligea de commencer le combat avec l'Auguste, qui, de son côté, se mit à le canonner vivement. La crainte que j'avois que ce vaisseau ne m'échappât une seconde fois me rendit très attentif sur tout ce qui pouvoit assurer le succès de mon abordage. J'avois ordonné à tous mes gens de se coucher sur le pont sans branler, mon dessein étant de l'aborder sans tirer un seul coup; et j'étois sur le point de le prolonger, quand la sentinelle cria, du haut des mâts, qu'elle découvroit plusieurs vaisseaux venant à toutes voiles sur nous. Je me fis apporter mes lunettes d'approche; et, reconnoissant que c'étoit l'escadre anglaise en question, je revirai de bord sans balancer, et fis signal à mon camarade d'en faire autant. Il tarda un peu, à causé de la fumée qui l'empêchoit de distinguer mon signal : aussitôt qu'il s'en aperçut, il revira de bord, et laissa le Chatam, incommodé au point d'être obligé de mettre à la bande dès qu'il nous vit éloignés de.la portée du canon. Nous prîmes chasse et mîmes toutes nos voiles au vent; mais, cette escadre, composée des meilleurs vaisseaux d'Angleterre, frais carénés, joignoit à vue d'oeil l'Auguste, que je ne voulois pas abandonner.

(1) Arous plaies chasse : Nous fîmes retraite.

DE DUGUAŸ-TROUIM. [1705] 351


L'affaire me paroissant des plus sérieuses, je conseillai à M. le chevalier de Nesmond de jeter à la mer ses ancres, sa chaloupe, ses mâts, et ses vergues de rechange; en un mot, de ne rien ménager pour sauver le vaisseau du Roi de ce danger pressant.
Ces précautions furent vaines : les ennemis, qui portoient le premier vent avec eux, nous joignirent vers les cinq heures du soir, à portée du Canon. Je réfléchis, mais un peu tard, que mon secours étoit fort inutile contre un si grand nombre de vaisseaux de guerre, qui tous alloient mieux que l'Auguste; et qu'il y avoit de la témérité à hasarder de perdre deux vaisseaux, au lieu d'un. Dans cette vue, je fis signal à M. le chevalier de Nesmond de tenir un peu plus le vent, ayant. remarqué que c'étoit la situation où il alloit le moins mal : de mon côté, je pris le parti d'arriver un peu davantage (1). Mon idée, en cela, étoit que l'escadre ennemie ne voudroit pas se séparer, par la crainte qu'elle auroit de celle de M. le marquis de Coëtlogon, qui, la trouvant dispersée, auroit pu lui faire un mauvais parti. Toutes ces réflexions me faisoient espérer qu'un de nous deux au moins se sauveroit : je me flattois même que s'ils s'attachoient au Jason seul, qui étoit un excellent vaisseau, nous pourrions fort bien leur échapper tous deux. Ce raisonnement fut déconcerté par leur manoeuvre : six d'entre eux se détachèrent sur l'Auguste, et les quinze autres me poursuivirent. L'un d'eux , nommé le Honster, de soixante-quatre canons, me joignit avec une vitesse extrême.

(1) D'avoir un peu davantage : D'obéir au vent.

352 [1705] MÉMOIRES

A peine eus-je le temps de me disposer au combat, et de ranger chacun à son poste, que ce vaisseau fut à portée du pistolet sur moi. La précipitation avec laquelle mes gens se préparèrent fit que les canonniers de la première batterie jetèrent à la mer une partie des avirons de mon vaisseau, n'ayant pas le temps de les rattacher aux bancs du second pont. J'eus la curiosité, avant que de commencer le combat, de savoir le nom d'un vaisseau si surprenant par sa légèreté; et je lui fis demander par un interprète. Cette interrogation déplut au capitaine, qui, pour réponse, m'envoya toute sa bordée de canon et de mousqueterie, tirée à bout touchant. Tous ces coups donnèrent dans le corps de mon vaisseau; et la mer étant fort unie, j'aurois eu beaucoup de monde hors de combat, sans cette précaution que j'avois eue d'ordonner à tous mes gens, et même aux officiers, de se coucher le ventre sur le pont, et de ne se relever qu'au signal que je leur en ferois moi-même, avec Ordre de pousser; eri se relevant, un cri de vive le Roi! et de pointer tous les canons les uns après les autres, sans se presser. Cet ordre fut exécuté très régulièrement, et réussit à souhait. Je n'eus que deux hommes tués, et trois de blessés; et, de ma seule décharge de canon et de mousqueterie, je mis près de cent hommes sur le carreau dans le Honster. Le désordre y fut si grand, que je n'aurois pas manqué de l'enlever d'emblée; s'il n'avoit pas arrivé tout à coup vent arrière, et s'il n'eût pas été soutenu de près par plusieurs gros vaisseaux, lesquels me seroient tombés sur le corps avant que j'eusse pu débarrasser le mien d'un pareil abordage.


DE DUGUAY-TROUIN. [1705] 353

Cependant il fut près de trois quarts d'heure sans revenir à la charge; et alors il se mit à me çanonner dans la hanche,.sans oser m'approcher de plus près que la portée du fusil. Sur ces entrefaites, le vent cessa et les ennemis, après m'avoir harcelé jusqu'à minuit, m'entourèrent de toutes parts, et me laissèrent en repos. Ils étoiént bien persuadés que je ne leur échapperois pas, et qu'à la pointe du jour ils se rendroient maîtres de mon vaisseau avec moins de risque et beaucoup plus de facilité. J'en étois moi-même si bien convaincu, que j'assemblai tous mes officiers, pour leur déclarer que,, ne voyant aucune apparent de sauver le vaisseau du Roi, il falloit au moins soutenir la gloire de ses armes jusqu'à la dernière extrémité; et que la meilleure forme, à mon sens, d'y procéder etoit d'essuyer, sans tirer, le feu. des vaisseaux qui nous environnoient, et d'aller tête baissée aborder, debout au corps, le commandant; que, pour plus grande sûreté, je me tiendrois moi-même au gouvernail du vaisseau jusqu'à ce qu'il fût accroché au bord de l'ennemi, lequel ne, s'attendant point à un pareil abordage, et n'ayant pas par conséquent le temps de faire les dispositions nécessaires pour le soutenir, nous donneroit peut-être occasion de fair eune action brillante avant que de succomber sous le nombre; qu'à toute aventure et de quelque maniere que la chose tournat, il etait au moins bien certain que le pavillon du Roi ne seroit jamais baissé, tant que je vivrois, par d'autres mains que par celles de ses ennemis.
M. de La Jaille et,M. de Bourgneuf-Gravé, mes deux principaux officiers, parurent charmés de ma résolution, et tous unanimement assurèrent qu'ils periroient eux-mêmes, plutôt que de m'abandonner.


354 [1705] MEMOIRES


Quand j'eus donné mes ordres pour rendre cette scène plus vive et plus éclatante, je me sentis plus tranquille, et voulus.prendre sur mon lit une heure de repos : mais il me fut impossible de fermer l'oeil, et je revins sur mon gaillàrd-, ou j'étois tristement occupé à regarder les uns après-les autres tous les vais-seaux dont j'étôis entouré, entre autres celui du commandant, qui étoit remarquable par ses trois feux à poupe, et par un quatrième dans sa grànde hune. Au milieu de cette morne occupation, je crus m'apercevoir une demi heure avant le jour, qu'il se formoit une noirceur à l'horizon par le travers de notre bossoir, et que cette noirceur augmentoit peu à peu. Je jugeai que le vent alloit venir de ce côté là et comme j'avois mes basses voiles carguées et mes deux huniers tout bas, à cause du calme, je les fis rappareiller sans bruit, et fis orienter én même temps toutes les autres, pour re cevoir là fraîcheur qui s'avancoit : j'employai aussi ce qui me restoit d'avirons à gouverner mon vaisseau, afin qu'il pretat le côté au vent lorsqu'il viendroit. Il vint en effet; et trouvant mes voiles bien brasseyées, et disposées à le recevoir, il le fit tout d'un coup aller de l'avant. Les ennemis, qui dormoient en toute con fiance, ni avoient point songé à se mettre dans le mêmeétat. Dans leur surprise, ils prirent tous vent d'avant et perdirent un temps considérable à mettre toutes leurs voiles, et à revirer vent arrière pour me rejoindre. Toute cette manoeuvre me fit gagner sur eux une bonne portée de canon d'avance et alors le vent augmentant insensiblement, mon vaisseau, qui alloit très bien quand il ventoit un peu frais, avança de manière que l'escadre ennemie n'eut plus, à beau coup près, sur moi le même avantage qu'elle avoit eu.

DL DUGUAY-TROUIN. [1705] 355

Le seul Honster me joignit encore à portée de fusil et se remit à .me canonner dans là hanche; mais, je lui ripostois si vivement, que chaque bordée l'obligeoit à culer (1), et le rebutoit. Cette chasse dura jusqu'à midi; et comme le vent augmentoit toujours, je m'éloignai de plus en plus de tous les vaisseaux de cette escadre : le Honster même commença à rester aussi de l'arrière de nous. Ce fut pour lors que je me regardai comme un homme vraiment ressuscité, ayant cru fermement que j'allois m'ensevelir sous, les ruines du pauvre Jason. je me prosternai pour en, rendre grâces à Dieu , et je continuai ma route pour aller relâcher au plus tôt dans le premier port de France; car j'avois été obligé, pour sauver le vaisseau du Roi, de jeter à la mer non seulement toutes mes ancres, à l'exception d'une mais aussi tous les mâts, et toutes les vergues de rechange.
Je trouvai le lendemain, à la pointe du jour, un corsaire de Flessingue de vingt canons, nommé le Paon. L'état où j'étois ne m'empêcha pas de le poursuivre jusqu'à la vue de Belle-I1e; et m'en étant rendu maître, je le conduisis au Port-Louis. J'y trouvai trois vaisseaux du Roi , mouillés sous l'île de Grois : c'étoit l'Elisabeth; que j'avois pris sur les Anglais 1a campagne précédente, avec, l'Achille et le Fidèle, tous trois sous le commandement de M. de Riberet, qui n'attendoit qu'un vent favorable pour retourner à Brest. Je pris au Port-Louis une seconde ancre, et un mât de hune de rechange et comme j'avois donné un rendez-vous àM. le chevalier-de Vesmond, en cas que nous pussions échapper de l'escadre ennemie,

- (1) A culer: A reculer.

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je crus devoir m'y rendre, et ne pas laisser un vaisseau du Roi plus longtemps exposé à tomber au pouvoir des Anglais; d'autant plus que je savois qu'il n'alloit pas bien, et d'ailleurs que leurs vaisseaux gardes-côtes s'etoient mis sur le pied de croiser au moins deux ou trois ensemble. Quelques envieux voulurent donner à cette résolution un air de témérité, et me blâmèrent hautement d'avoir remis en mer avec un vaisseau aussi délabré que l'étoit le Jason. Il est vrai qu'il étoit fort maltraité dans ses oeuvres mortes (7), et que sa poupe étoit criblée ; mais d'ailleurs il ne faisoit point d'eau et ses mâts étoient en assez bon état : ainsi ce délabrement de poupe ne pouvoit que me causer personnellement un peu d'incommodité, chose que je sacrifiois volontiers à mon devoir.
Je mis donc à la voile avec les trois vaisseaux du Roi, qui s'en alloient à Brest; et les ayant quittés sur Penmarck, je fus droit à mon rendez-vous, et j'y croisai pendant quinze jours, sans découvrir l'Auguste. j'en tirai un sinistre augure. A son défaut, je trouvai le flessinguois l''Amazone, que j'avois pris la campagne précédente, et qu'un de mes amis avoit armé pour me venir joindre, Nous prîmes ensemble deux assez bons vaisseaux hollandais, venant de Curaçao, chargés de cacao et de quelque argent il en conduisit un à. Saint-Malo, et je me rendis avec l'autre dans le port de Brest. J'appris, en y arrivant, la prise de l'Auguste, dont voici les principales circonstances.


(t) ,oeuvres mortes: Les parties du vaisseau qui sont hors de l'eau. Celles qui âônt dans l'eau portent le nom d'œuvre svives, ou carène.

DE DUGUAY-TROUIN. {1705] 357


Ce vaisseau, après avoirs exécuté le signal que je lui avoit fait de tenir plus de vent, avoit été poursuivi par six vaisseaux détachés de l'escadre anglaise. L'un d'eux le joignit et lui livra combat à peu près dans le temps que je fus attaqué par le Honster. M., le chevalier, de Nesmond se défendit fort vigouréusement et le vent ayant cessé, il se servit de ses avirons, qu'il avoit conservés (car nous en avions chacun trente), pour s'éloigner des ennemis: Il fut en cela favorisé du calme, qui dura toute la nuit; et, à la pointe du jour, il se trouvôit déjà éloigné de cinq lieues des vaisseaux qui le poursuivoient. Mais le vent s'etant leve, ils le rejoignirent vers les cinq heures du soir, le combattirent l'un après l'autre, le démâtèrent et enfin s'en rendirent maîtres le second jour.
La frégate la Valeur, sur laquelle mon frère avoit été tué, eut la même destinée. Elle. étoit sortie de Brest peu de jours après nous , sous le commandement de M.de Saint-Auban, auquel j'avois donné ordre de me venir joindre sur les parages que je lui avois marqués; mais il eut le malheur de trouver en son chemin le Honster, qui l'atteignit, le désempara, et l'obligea de céder à 1a force supérieure.
Par la prise de ces deux vaisseaux, il ne me restoit que le Jason : tous les autres du port de Brest étoient employés pour le service dû Roi. Ainsi je remis en mer avec ce seul vaisseau, et fus croiser sur les côtes d'Espagne, dans le dessein de joindre l'armée navale du Roi, commandée par M. le comte de Toulouse, amiral de France. Je n'eus pas le bonheur de la découvrir. Je pris en chemin un vaisseau anglais, a l'entrée de la rivière de Lisbonne; de là, m'étant posté à l'ouverture du détroit de Gibraltar, j'y trouvai deux frégates anglaisés venant du Levant, l'une de trente canons, en guerre, et l'autre de vingt-six, en marchandises.

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Elles résistèrent trois quarts d'heure, et ne baissèrent leur pavillon que lorsqu'elles me virent sur le point de les aborder. J'interrogeai les officiers et les équipages de ces deux prises; et, sur l'assurance qu'ils me donnèrent tous qu'ils n'avoient eu aucune connoissance de l'armée navale de, France, je jugeai à propos d'aller escorter mes prises jusqu'à Brest. En faisant cette route, je pris, à la hauteur de Lisbonne, un autre vaisseau anglais de cinq cents tonneaux, chargé de poudre pour l'armée ennemie. Je fis encore une cinquième prise de la même nation, que je trouvai vers le cap de Finistère; et je conduisis le tout à Brest.
[1706] L'année suivante, j'armai le Jason et le Paon ce flessinguois de vingt canons que j'avois pris l'année précédente. J'en donnai le commandement à M. de La Jaille, qui avoit servi avec moi de lieutenant et de capitaine en second, toujours avec un zèle très distingué.L'Hercule, vaisseau du Roi de cinquante-quatre canons, commandé par M. de Druys, lieutenant de vaisseau, eut ordre de venir du Port-Louis se joindre à nous dans la rade de Brest ; et j'y reçus une lettre de Sa Majesté, qui m'ordonnoit d'aller me jeter dans Cadix, qui etoit menacée d'un siége, et d'y servir avec ces trois vaisseaux et leurs équipages, sous les ordres de M. le marquis de Valdecanas, capitaine,général , et gouverneur de la place. Le Roi avoit eu- la bonté de me faire capitaine de vaisseau à la dernière promotion ; et c'étoit pour moi un motif de redoubler de zèle pour son service.
L'Hercule tardant trop à se rendre à Brest, je mis à la voile avec le Paon, pour l'aller chercher au Port-Louis.

DE DUGUAY-TROUIN. [I706] 359

Chemin faisant, je rencontrai un vaisseau flessinguois de trente-six canons, nommé le Marlborough, dont je m'emparai. Je trouvai ensuite l'Hercule mouillé sous l'île de Grois; et, après avoir fait entrer ma prise dans le Port-Louis, nous mîmes tous trois à la voile, pour aller à notre destination.
.Etant à la hauteur de Lisbonne, environ quinze lieues au large, nous découvrîmes une flotte de deux cents voiles venant du Brésil, escortée par six vaisseaux de guerre portugais, depuis cinquante jusqu'à quatre vingts canons. Cette flotte occupoit un très grand espace et ayant remarqué un peloton de vingt navires marchands, avec un des vaisseaux de guerre, qui étoient trois lieues au vent, et séparés du corps de la flotte, je compris que nous pourrions accoster assez aisément ce peloton : sous pavillon anglais et qu'en amusant le vaisseau de guerre par cette enseigne trompense, j'aurois le temps de l'aborder, et de prendre ensuite quelques-uns des vaisseaux marchands, avant qu'ils pussent être secourus du reste de la flotte:
La frégate le Paon étoit alors quatre lieues derrière nous, mais le temps étoit trop précieux pour l'attendre, et il ne convenoit pas de donner, de la défiance aux ennemis en temporisant davantage. Je dis donc à M. de Druys qu'il falloit qu'i1 coupât ce peloton séparé; et que j'allois aborder le vaisseau de guerre, tandis qu'il se rendroit maitre des navires marchands qu'il pourroit joindre. Aussitôt nous arborâmes pavillon anglais, et je m'avançai vers le-vaisseau de guerre portugais, comme si j'avois eu intention de lui parler en passant, et de lui demander dés nouvelles.

360 [1706] MÉMOIRES

Il mit en panne pour m'attendre; mais comme il étoit à l'encontre de nous, et qu'il n'étoit pas possible d'exécuter avec succès mon abordage dans une situation .semblable; je jugeai à-propos de carguer mes basses voiles, et de le ranger sous le vent , afin de l'empêcher d'arriver sur la flotte. Dans cette idée, je ne fis mettre mon pavillon blanc que lorsque je fus à portée du pistolet; et aussitôt, je lui fis tirer toute ma bordée de canon et de mousqueterie. Ce vaisseau, surpris, me me répondit que de cinq ou six coups de canon; et le feu continuel de ma mousqueterie l'empêchant de pouvoir manœuvrer ses voiles d'avant, j'eus le temps de revirer de bord sur mes deux huniers, et de le prolonger, pour exécuter mon abordage. Déjà mes grappins étoient prêts à l'accrocher, quand l'Hercule vint passer à toutes voiles sous notre beaupré; et tirant sa bordée, peu nécessaire, il s'approcha près de nous deux, que pour éviter d'etre brisés tous les trois dans, ce triple abordage, je fus contraint de mettre promptement mes voiles sur le mât (I), et ensuite d''arriver. Cet accident, ou plutôt cette manoeuvre inconsidérée, m'ayant fait manquer mon, abordage, et le vaisseau portugais ne paraissant plus faire aucune résistance, je crus ,qu'il n'y avoit plus d'inconvénient à laisser le soin de l'amariner à mon camarade, d'autant plus que mon vaisseau allant bien mieux que le sien, je pouvois joindre plus vite quelques uns de ces vaisseaux marchands avant qu'ils fussent secourus.


(i) De mettre les voiles sur le mat: De les coiffer sur le mât. (l'oyez la cote 3 de la page 33g.)

DUGUAY TROUIN [1706] 361

Cependant comme, dès les premiers coups que j'avois tirés, ils avoient tous arrivé vent arrière sur la flotte, et que, d'un autre côté, les vaisseaux de guerre venoient à toutes voilés à eux, je me trouvai â portée du canon de ces vaisseaux de guerre avant que d'avoir pu atteindre un seul vaisseau marchand. Pour comble d'infortune, M. de Druys, auquel j'avois laissé le soin d'amariner ce premier vaisseau de guerre, au lieu de l'aborder, et de jeter à son bord quelque-uns. de ses gens pour s'en emparer promptement, prit le parti, d'y envoyer sa chaloupe : mais les Portugais, un peu revenus de leur premier trouble, n'eurent pas plus tôt tiré,quelques, conps de fusil pour l'empêcher d'aborder que M. de Druys la fit revenir, et se mit à canonner ce vaisseau, si vivement, qu'il hacha sa mâture en pièces; de façon qu'après l'avoir sôumis, le mât de misaine tomboit lorsqu'il y renvoya sa chaloupe.
Pendant que cela se passoit, j'étois occupé à combattre de loin les. autres vaisseaux de guerre, pour les retarder, en les obligeant à me canonner de même; et pour donner, par cette diversion, tout loisir à M. de Druys de bien amariner le vaisseau pris. A la fin, jugeant qu'il avoit eu pour cela un temps plus que suffisant, je revirai de bord sur lui et voyant ce vais-seau démâté, je fis préparer un cablot, pour le prendre sur le champ à la remorque. Ma surprise fut extréme quand j'appris de M. de Druys qu'il avait été contraint de l'abandonner, parce qu'il alloit incessamment couler bas, et qu'il avoit eu beaucoup de peine à en retirer nos gens, Lorsqu'il me tint ce discours le jour alloit finir et les autres vaisseaux de guerre portugais n'étant plus qu'à portée du fusil de nous, le mal me parut sans remède et je fus obligé de m'en rapporter, bien malgré moi, à ce qu'il me disoit. cependant je conservai toute la nuit cette flotte :

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à la pointe du jour, j'aperçus ce vaisseau pris` la veille, qui, bien loin d'avoir coulé bas, s'étoit remâté avec des mâts, de hune, et avoit bravement pris sa place en ligne avec les autres. Cette apparition , à laquelle je ne devôis pas m'attendre, m'engagea à faire venir M. de Druys et deux de ses principaux'officiers à bord de mon vaisseau, pour savoir les raisons qui les avoient portés à me dire si affirmativement que ce vaisseau alloit incessamment disparoître, et en même temps pour m'informer s'il ne s'étoit,pas assuré, en retirant ses gens, du capitaine, ou de quelque autre officier portugais. Tout ce que je pus tirer de M. de Druys fut qu'il avoit été si pressé de sauver son équipage, à .cause de l'approche des autres vaisseaux de guerre portugais, et dans l'impatience où il étoit de venir me seconder, qu'il n'avoit pas pensé à retirer aucûn. prisonnier, d'autant plus qu'on lui disoit à chaque instant que le vaisseau alloit couler bas.
Je compris à ce discours que la cause de ce malentendu venoit du pillage que ses matelots avoient fait dans ce riche vaisseau, et que ces coquins, voyant d'un côté qu'il étoit démâté, et s'apercevant de l'autre que ses camarades accouroient à son secours, avoient eu peur de tomber au pouvoir des ennemis avec leur butin, et que pour l'éviter, ils n'avoient point trouvé de meilleur expédient que celui de crier que le vaisseau alloit couler bas, et qu'il n'y avoit pas un moment a perdre pour se sauver.

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Alors, persuadé qu'il y avoit dans la conduite de M. de Druys plus de malheur que de mauvaise volonté, et qu'ainsi il étoit inutile de lui faire des reproches, je crûs qu'il convenoit au contraire de lui fournir l'occasion de réparer son.tort par une action éclatante, en le mettant pour cet effet dans la nécessité d'aller aborder le commandant portugais, et en me chargeant de le couvrir du feu de tous les autres vaisseaux pendant qu'il exécuteroit son abordage. Je l'avertis que pour y bien réussi, il falloit ne pas tirer un coup que ses grappins ne fussent jetés de.l'avant et de l'arrière, et nommais, poûr sauter à bord, la moitié de ses officiers, le tiers de ses soldats et de ses manoeuvriers, avec deux hommes de chaque..canon, afin que les postes restassent passablement garnis. Je lui dis encore que je donnerois ordre,,à M. de Là Jaille, capitaine ..du Paon, de venir aborder l'Hercule aussitôt qu'il le verroit accroché au commandant portugais, et de lui jeter tout son équipage, pour remplacer ceux qui auroient sauté de son bord et le mettre, par ce renfort, en état de combattre comme auparavant : qu'au moyen de ces précautions, j'étois sûr qu'il enlèveroit ce gros vaisseau, dont l'entre-pont étoit fort embarrassé de marchandises, et dont.l'équipage, composé de différentes nations, devoir être très peu aguerri., Je fis en même temps sentir à M. de Druys que si je ne me chargeois pas de cet abordage, c'étoit parce que la manoeuvre que j'aurois à faire pour le bien couvrir étoit la plus délicate et là plus dângereuse; mais que je comptois bien que quand ayant enlevé ce gros vaisseau, il viendroit me rendre le même service que je lui aurois rendu , en me couvrant à son tour quand j'irois aborder le vice-amiral portugais.

364 [1706] MÉMOIRES

Ces précautions prises et les ordres donnés nous arrivâmes sur les vaisseaux de guerre ennemis, qui nous attendoient en ligne au vent de leur flotte. Nous éssuyâmes sans tirer leurs premières bordées, et M. de. Druys aborda le commandant, monté de quatre-vingts canons, avec toute l'audace et la valeur possible : il jeta ses grappins à son bord, et lui donna dans le ventre toute sa bordée de canon, chargé à double charge. La mousqueterie et les grenades, jointes à cela, jetèrent la ,mort et la terreur dans ce grand vaisseau; et je ne doute nullement qu'il n'eût été facilement enlevé d'emblée, si M. de Druys avoit eu autant d'attention à sa manoeuvre qu'il avoit marqué d'intrépidité, mais le commandant ennemi, un instant avant que d' être,, accroché, avoit appareillé sa misaine et sa civadière, et poussé son gouvernail à arriver (1). Ainsi ces deux-vaisseaux, liés ensemble, prirent lof pour lof en l'autre bord, (2); de manière que le vent prit sur toutes les voiles (3) du Portugais, et se conserva dans celles de l'Hercule. Il arriva de là que les voiles, de l'un étant orientées à courir de l'avant, et celles de l'autre à' culer, les grappins rompirent, et que les deux vaisseaux se séparèrent , avant que les gens de l'''Hercule eussent pu sauter dans le vaisseau ennemi. J'étois alors à portée du pistolet sous le vent, et je leur criois de toutes mes forces de brasseyer leurs voiles (4);

(1)A arriver a obéir au vent.

- (2) Prirent lof pour lof en l'autre bord :,Le coté du lof est le côté du vaisseau sur lequel le vent souffle. Prendre lof pour lof, c'est donc recevoir le vent sur le bord opposé à celui qui le recevoit d'abord, ou virer de bord.

- (3) Le vent prit sur toutes les voiles :Le vent donna en sens contraire sur les voiles.

-(4) De brasserer leurs voiles : De changer-la direction de leurs voiles,en tirant sur des cordes attachées au bout des vergues, et qu'on appelle bras. On dit plutôt brasser que brasseyer,.

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mais, dans le bruit et la confusion d'un abordage, je n'étois pas entendu; et d'ailleurs j'étois moi-même occupé à combattre, et à soutenir le feu des deux matelots du commandant, qui me chamailloient rudement. Cependant voyant ce gros vaisseau, quoique manqué à l'abordage, si maltraité qu'il ne pouvoit presque plus tirer, je voulus tenter de l'accroches à mon tour; mais je ne pus jamais y parvenir, parce que j'étois un peu trop sons le vent. D'un autre côté, M. de La Jaille, qui s'étoit avancé à portée de jeter tout son équipage à bord de l'Hercule, ainsi que je l'avois ordonné, le voyant désaccroché, prit le parti de retenir le vent, et se démela comme il put du milieu de tous ces vaisseau, au moindre desquels le sien n'étoit pas capable de prêter le côté.
L'Hercule se trouvant désemparé `après son abordage, voulut s'écarter, pour se raccommoder, plus aisément; et, faisant de la voile, il passa par le travers de deux vaisseaux de guerre portugais, qui le maltraitèrent encore davantage.
Au moyen de tout cela, je me trouvai seul au milieu des ennemis. Toutes mes voiles et mes manoeuvres étoient hachées; et le vent ayant cessé, mon vaisseau avoit bien de la peine à gouverner. Heureusement les Portugais avoient encore moins de facilité à se remuer, à cause de leur pesanteur. L'un d'eux n'avoit pu revirer comme les autres sur le commandant, et étoit resté en panne assez loin de ses camarades : je trouvai le moyen de revirer de bord sur lui, à l'aide de mes avirons, et je fis tous mes efforts pour le doubler au vent, dans la résolution de l'aborder.

366 [1706] MEMOIRES

Mais toutes mes manoeuvres d'avant étant coupées, il me fut impossible de le ranger plus près que la demi portée de fusil sous le vent; et comme j'avois d'ailleurs beaucoup de mes gens hors de combat, et que le corps de mon vaisseau étoit fort maltraité, je me contentai de lui donner en passant toute ma bordée, et je continuai ma route pour me tirer hors de portée des autres vaisseaux, qui ne cessoient de me canonner.
Dès que je fus débarrassé, je fis signal à l'Hercule et au Paon de me venir joindre : ils obéirent; et M. de Druys me réprésenta les raisons qui l'avoient obligé de s'écarter de moi, et qu'il n'étoit pas en état de recommencer, ayant un aussi grand nombre de ses gens tués ou blessés. Je lui répondis qu'il falloit donner encore un coup de collier, et que les ennemis étant à proportion plus incommodés que nous, j'étois résolu de les poursuivre jusqu'à l'extrémité. En effet , je ne tardai pas à arriver sur eux; et mes deux camarades me suivirent sans balancer. `
Nous commencions à découvrir les côtes de Portugal; et le vent ayant augmenté, la flotte ennemie s'efforçoit d'en profiter, pour entrer avant la nuit dans-le port de Lisbonne: La vitesse de mon vaisseau' me fit gagner deux lieues sur l'hercule et sur le Paon; en sorte. que je joignis vers la fin du jour les vaisseaux de guerre portugais, qui étoient restés un peu de l'arrière pour couvrir leur flotte.lls étoient si incommodés, et si rebutés de la besogne, qu'ils m'abandonnèrent ce vaisseau de guerre qui avoit été démâté, et pris le jour précédent par M. de Druys.


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Je me, pressois de le joindre, pour m'en emparer avant que la nuit qui s'avançoit fût fermée ; et , pour plus grande précaution, j'avois mis, ma chaloupe à la mer, prête à l'amariner, en cas que mon abordage eût manqué par quelque événement imprévu, quand je découvris les brisans des écueils nommés Aréàthophes, à portée de fusil sous le vent. Ce. vaisseau., dont j'étois sur le point de me rendre le maître, toucha dessus, et alla échouer entre le fort de Cascais et celui de Saint-Julien. Il s'en fallut très peu que je ne fisse aussi naufrage sur ces brisans, n'ayant eu précisément que le temps de revirer tout d'un coup en l'autre bord.
C'est ainsi que, par une infinité de circonstances des plus malheureuses et des moins attendues, je perdis une des plus belles occasions de ma vie. La fortune refusa de m'enrichir par la prise de ce vaisseau tout seul étoit d'une valeur immense. Au miliéu du combat , trois boulets consécutifs passèrent entre mes jambes; mon habit et mon chapeau furent percés de plusieurs coups de fusil ; et je fus blessé, mais.légèrement, de quelques éclats. Il sembloit que les boulets et les balles vinssent me chercher partout où je portois mes pas.
Après cette aventure malheureuse je rejoignis mes deux camarâdes et nous fîmes route pour nous rendre à Cadix, suivant les ordres du Roi. M. le marquis de Valdecanas parut fort aise de notre arrivée: il me chargea du soin de garder les Pûntalès. Je fis entrer nos trois vaisseaux en dedans; je disposai les canon vers la mers et les matelots qui, me parurent nécessaires poûr servir l'artillerie des deux Forts de l'entree et je fis travailler le reste de nos équipages à perfectionner la batterie de Saint-Louis, qui n'étoit pas achevée.

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J'ajoutai à ces précautions celle d'avoir des chaloupes armées de soldats, toutes prêtes à servir au cas de besoin et je fis aussi armer, sur mon crédit (le gouverneur ne voulant donner aucun fonds) , un vaisseau, que je fis équiper en brûlot par mes canonniers, pour le placer avec un va-et-vient (t) dans la passe du Puntalés, la plus,aisée à forcer. En un mot, je negligeai rien de "tout ce qui pouvoit'contribuer à la sûreté des postes qui m'étoient confiés; sans que pour cela j'assistasse moins régulièrement à tous les conseils que tenoit M. de Valdecanas.
J'appris qu'il n'avoit pas pour quinze jours de vivres dans Cadix, quoique le gouverneur eût, sous ce prétexte , exigé de grosses contributions de tous les négocians. je crus de mon devoir de lui représenter fortement qu'il étoit absolument nécessaire d'y pourvoir incessamment, s'il ne vouloit se trouver exposé, par ce défaut, à rendre la place à l'armée navale ennemie, que l'on savoit être arrivée sur les côtes de Portugal. Mes représentations réitérées lui déplurent aussi profita-t-il du premier prétexte qu'il put trouver de me mortifier; et il l'entreprit, contre la règle et le respêct qu'il devoit au Roi, qui m'avoit honoré de ses Ordres. Il sera aisé d'en juger par le récit que j’en ferai incessamment.
On reçût dans ce temps-là, à Cadix, des nouvelles de.Lisbonne, au sujet de mon dernier combat avec la flotte portugaise. Elles portoient que le marquis de Santa-Cruz, amiral de cette flotte avoit été tué, et beaucoup d'autres officiers; que cinq de ces vaisseaux de guerre étoient entrés à Lisbonne fort délabrés et que le sixième, ayant été démâté et poursuivi de près, s'étoit échoué , entre les forts de Cascais et de Saint-Julien ; mais qu'on avoit sauvé une partie de ses effets.

(i) Va-et-vient: Corde fixée aux deux rives d'un bateau et qui' sert à conduire une barque de passage.

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On ajoutoit que ce dernier vaisseau, qui revenait de Goa avoit relâché au Brésil, où il s'étoit joint à la flotte; qu'il étoit riche de plus de deux milliôns de piastres, et que le pillage fait dessus par les gens de l'Hercle étoit estimé à deux cent mille écûs; qu'il étoit même resté dans le vaisseau portugais quatorze matelots français que le trop de précipitation avoit empêché d'en retirer, lesquels avoient été mis au cachot en arrivant à Lisbonne. On apprit aussi, par la méme voie , que l'armée navale des ennemis avoit quitté les côtes d'Espagne, et qu'il n'y avoit aucune apparence qu'elle pût désormais entreprendre le siége de Cadix. .
Sur ces nouvelles, je pris l'agrément de M. de Valdecarias pour faire sortir nos vaisseaux des Puntalès; et ayant su qu'il y avoit dans le port de Gibraltar soixante navires chargés de vivres et de munitions pour l'armée ennemie, je formai le dessein d'y aller avec le brûlot que j'avois fait équiper à mes dépens, et de les brûler. Je l'aurois exécuté d'autant plus.facilement, qu'ils n'étoient soutenus d'aucun vaisseau de guerre : mais j'eus beau répondre du succès à M. de Valdecanas, et lui faire là-dessus toutes les instances imaginables, il ne voulut jamais y consentir; et comme j'avois ordre exprès de lui obéir, il ne me resta que le regret de voir échapper une occasion qui auroit été si avantageuse au service des deux .couronnes.

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Lorsque nos vaisseaux mouillèrent dans la rade de Cadix, j'avois ordonné que nos chaloupes allant à terre ne fussent point armées, et qu'il y eût seulement un officier pour en contenir l'équipage, afin d'éviter toute discussion avec les Espagnols. Il arriva que les barques de la douane, abusant de ma discrétion, insultèrent nos chaloupes à diverses reprises; et même les visitèrent, contre le droit de la nation francaise. J'en fis mes plaintes par le canâl.de M. le chevalier Renard, français , et lieutenant général au service dEspagne, qùi résidoità Cadix. Je le priai d'en parler au gouvérneur, afin que l'on punît les coupables d'une pareille. violence, et qu'on y remédiât à l'avenir, puisque; je ne pouvois ni ne devois.sôuffrir qu'on donnât atteinte aux priviléges .de la nation, et qu'on insultât des vaisseaux du Roi. J'ajoutai que le tort des Espagnols étoit d'autant plus grand, que nous n'étions là que pour les secourir et les protéger. M. de Valdecanas ne fit aucune attention à tout ce que lui représenta M. Renard, et négligea entièrement de pourvoir aux inconvéniens qui pourvoient arriver; de sorte que deux jours après une barque de la douane insulta une seconde fois la chaloupe de l'Hercule, et .en maltraita l'officier, qui vouloir s'opposer à la visite. M. de Druÿs, capitaine de ce vaisseau, vint à huit heures du soir m'en porter ses plaintes , et me représenter qu'ayant l'honneur de commander dans la rade de Cadix pour le service des deux couronnes, il étoit de mon devoir d'envoyer sur le-champ arrêter cette barque, et d'en demander hautement justice, si je ne voulois m'exposer au reproche d'avoir le premier souffert des nouveautés injurieuses à la nation, et contraires au respect qu'on devoit au Roi.


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J'eus la précaution de me faire rendre compte, par l'officier et par l'équipage de la chaloupe, des circonstances.de cette insulte et les ayant trouves très graves, je détachai deux chaloupes sous le commandement de M. de La Jaille, pour aller arrêter cette barque, avec ordre exprès de ne point tirer, et de n'user d'aucune violence qu'à 1'a derniere extrémité. La barque en question s'étoit mêlée parmis plusieurs autres, et il eut quelque peine à la trouver à la fin l'ayant démêlée, il s'avança sur elle. Aussitôt elle, prit chasse, et tira la première des coups de pierriers et de fusil sur nos chaloupes. Deux de nos soldats en furent blessés, et deux autres tués; et M. de La Jaille eut le devant de son habit emporté d'un coup de pierrier. Alors, se conformant à mes ordres, il aborda cette barque, s'en rendit maître, et la conduisit à bord de mon vaisseau. Cet abordage ne se put faire sans effusion de sang : les Espagnols tirant à toute outrance sur nos gens , ceux-ci ne purent être retenus, et leur tuèrent trois hommes; ils en blessèrént trois autres, que j'eus soin de faire panser par nos chirurgiens.
Le lendemain matin, je crus devoir descendre à terre avec messieurs de Druys et de La Jaille, pour informer le gouverneur du fait, et pour lui en demander raison : mais, bien loin de vouloir m'écouter, il me fit arrêter dans son antichambre par le major de la place, et je fus conduit en prison à la tour de Sainte-Catherine. M. Renaud, averti. d'un procédé si surprenant , courut lui en représenter toutes les conséquences ; et, le trouvant mal disposé, il dépêcha un exprès au marquis de Villadarias, gouverneur d'Andalousie et beau-frère de M. de Valdecanas, le conjurant de venir interposer son autorité pour arrêter les suites périlleuses d'une pareille conduite.

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M. de Villadarias se rendit le jour suivant à Cadix et dans un conseil qu'il assembla à ce sujet il fut simplement décidé que l'armée navale des ennemis s'étant retirée, et le secours des vaissea.nx francais ne paroissant plus nécessaire à la conservation de la place, on me feroit sortir de prison , et que je pourrois mettre à la voile quand bon me sembleroit. Cela fut exécuté, et je fus conduit à bord de mon vaissèau . J'y arrivai outré de l'indigne procédé du marquis de Valdecanas, pour récompense des soins et des mouvemens que je m'étois donnés avec autant de zèle que si j'avois été personnellement chargé de conserver Cadix. Toute ma consolation étoit l'espérance que le Roi, bien informé du fait en tireroit une satisfaction authentique. En effet, Sa Majesté s'en étant fait rendre compte, exigea du roi d'Espagne que le gouvernement de Cadix seroit ôté à M de Valdecanas et celui de l'Andalousie à M. de Villadarias, qui s'étoit donné la licence d'écrire là-dessus en termes très peu convenables au profond respect qu'un particulier comme lui devoit à un si grand monarque, aïeul de son maître;
Impatient de quitter cette terre, je mis à la voile dès le lendemain, et je fis route pour me rendre à Brest. J'eus en chemin connoissance d'une flotte de quinze vaisseaux anglais, escortée par le Gaspard, frégate de trente six canons. Je fis signal à mes camarades de donner dans la flotte, et j'allai aborder le Gaspard. Celui qui le commandoit se défendit très-valeureusement, et soutint mon abordage tout autant qu'il lui fut possible. M. de Fossières, officier plein d'ardeur, qui étoit mon capitaine en second, y fut tué: j'eus encore un autre officier blessé, et nous prîmes douze vaisseaux de cette flotte, que, nous conduisîmes à Brest.


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J'âvois marqué pendant la route toutes sortes de prévenances à l'Anglais, capitaine de ce Gaspard; et je m'étois empresse à lui faire connoitre tout le cas que je faisois de sa valeur et de sa .fermeté , Il fut assez injuste pour attribuer mes politesses à la crainte de tomber à. mon tour entre les mains des Anglais, et il poussa l'indiscrétion jusqu'à m'en faire confidence en mangeant à ma table, entre le dessert et la fin du repas. Cette insolence me mit dans la nécessité d'en user, contre mon inclination, avec autant de dureté que je lui avois auparavant témoigné d'estime et d'amitié, afin de lui faire bien comprendre que si je considérois la valeur dans les ennemis du Roi lorsqu'ils étbient vaincus, je savois aussi dompter leur orgueil et braver toutes . sortes d'événemens, quand il étoit question de combattre pour ma patrie.
[1707] Le ROI m'ayant fait l'hônneur de me nommer chevalier,de l'ordre de Saint-Louis, je me fis un devoir d'aller recevoir l'accolade dela Main: même de ce grand prince. Je me rendis à Versailles, où Sa Majesté voulut bien me faire connoître qu'elle etoit satisfaite de mon zèle et de mes services., Elle m'en donna, des preuves en m'accordant ses vaisseaux le Lis, de soixante-quatorze canons ; l'Achille, de soixante-six; le Jason de cinquante quatre ; la Gloire, de quarante , l'Amazone, de trente six, et l'Astree, de vingt-deux Je partis promptement pour Brest; et je choisis, pour cômmander ces vaisseàux, messieurs de Beauharnois, de Courserac, de La Jaille,

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de Nesmond et de Kerguelin et ayant mis à la voile, je fus me placer à la hauteur de Lisbonne, espérant d'y rencontrer, la flotte du Brésil, qu'on attendoit incessammênt , Je ne pus parvenir à en avoir de nouvelles. Je m'emparai cependant de deux vaisseaux anglais assez riches, qui sortoient. du détroit, de Gibraltar. De là m'étant porté à l'entrée de la Manche, je fis quatre autres prises de la même nation, chargées de tabac ; et je ramenai , le tout à.Brest, ou je fis caréner les vaisseaux de mon escadre.
Je trouvai dans ce port M. le comte de Forbin, chef d'escadre, avec six vaisseaux de guerre qu'il commandoit. Nous y reçûmes en même temps l'un et l'autre une lettre de M le comte de Pontchartrain, qui nous avertissoit qu'il y avoit aux dunes d'Angleterre une flotte considérable chargée de troupes et de munitions de guerre prêteà faire voile pour le Portugal et pour la Catalogne. Ce ministre nous marquoit qu'il étoit d'une extrême conséquence que, nous allassions sans différer croiser ensemble quelque temps au devant de cette flotte, et que nous rendrions un service des plus importans à l'Etat si nous pouvions la joindre et la détruire
J'avois sous mes ordres le méme nombre de vais-seaux queM, le comte de Forbin, parce que Le Maure, vaisseau de cinquante canons, commandé par M.de la Moinerie-Miriac, de SaintMaIo, s'étoit venu joindre à moi à la place. de l'Astré qui restoit dans le port Nous partimes donc tous ensemble de Brest, et nous allâmes nous poster à l'ouverture de la Manche Après avoir navigué trois jours sans rien rencontrer,

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il me parut que M.de Forbin faisoit route du côté de Dunkerque, lieu de son désarmement. Il étoit déjà éloigné de.moi d'environ quatré lieues, lorsque je remarquai qu'il changera sa manceuyre et sa 'route. Je jugeai qu'il avoit fait quelque découverte et, courant de ce côté, j'aperçus effectivement une flotte qui me parut être de deux cents voiles, 'et vraisemblablement celle dont M. le comte de Pont-chartrain nous avoit avertis. Le jour commençoit alors à`paroître. Je crus devoir m'approcher de M. de Forbin, pour concerter ensemble la maniére d'attaquer cette flotte; et je me pressois de le joindre : mais ayant vu chemin faisant, qu'il avoit arboré pavillon,de chasse, je mise aussitôt toutes mes voiles au vent, et chassai sur la flotte. La légèreté de mon escadre, carénée de frais, me fit devancer M. de Forbin d'environ une lieue; et je n'étois plus qu'à une, bonne portée de canon de cette flotte, quand il s'avisa, au grand étonnement de tous, de venir en.travers, et de prendre un ris (t) dans. ses huniers), par, un temps où nous aurions pu porter perroquéts sur perroquets (2). L'esprit, de subordination; dont j'ai toujours été plus jaloux que qui que ce soit me fit, contre mon gré , imiter, cette manoeuvre;qui seule nous fit manquer l'entière destruction de cette' importante flotte.


(i)Prendre un ris daus la partie superieuce d'une`voile il y a plusieurs rangées horizontales d'aeilléts traversés par dés bouts de tresses, qu'on appelle garcettes. Lorsqu'on veut prendre un ris, on uotie sur la vergue toute la première rangée pour prendre deux ris , on noue,la rangée suivante; ét ainsi pour.les autres. - (2) Perroquets sur perroquéts: C'est-à-dire que la foiblesse du vent étoit'telle, que, loin de ,diminuer les huniers en prenant un ris, on auroit pu mettre des perroquets au-dessus des perroquets ordinaires.

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Elle étoit rassemblée sous le vent de cinq gros vaisseaux anglais, qui nous attendoient rangés sur une ligne. Le vaisseau le Cum berland, de quatre-vingt-deux canons, qui étoit le commandant, s'étoit placé au milieu le Devonshire; de quatre-vingt douze canons, à la tête ; et le Royal-Oak, de soixante seize, à la queue; le Chester et le Ruby, de cinquante six à' cinquante quatre canons chacun , etoient 'matelots de l'avant et de l'arriere (1) du Cumberland. Ils nous prirent d'abord, à ce qu'ils nous ont dit depuis, pour une, troupe de corsaires rassemblés, dont ils ne faisoient pas grand cas: Mais nous n'eûmes pas plus tôt mis en travers , qu''ils connurent qui nous étions à la séparation des mâts de nos vaisseaux, et à la hauteur de leurs oeuvres mortes. L'affaire leur parut sérieuse , et le, commandant fit signal dans l'instant aux bâtimens de transport de se sauver comme ils pourroient par différentes routes : d'où il est aisé de conclure que si nous les eussions attaqués, sans nous amuser inutilement a prendre des ris, ils étoient tous indubitablement perdus, et que par conséquent les projets formés par les puissances alliées contre la maison de France, pour achever de Conquérir l'Espagne se seroient trouvés dés lors ,entièrement renversés; d'autant plus que l'ârchiduc et le roi de Portugal attendoiént avec la plus grande impatience ce convoi que la reine d'Angleterre leur envoyoit, pour les, soulager Un peu dans l'extrême détresse,où, ils étoient; et surtout le premier, depuis la bataille d'Almanza, qu'il avoit perdue quelques mois auparavant.

(1) Matelots de l'avant et de l'arrière : Bâtimens destinés â sè tenir sur la méme ligne qu'un autre; l'un devant, et l'autre derrière.

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Impatient de voir que M de Forbin ne se pressoit pas d'arriver, et réfléchissant que la journée s'avancoit beaucoup , puisqu'il était près de midi, et que nous étions à a fin du mois d' octobre, je fis signal à tous les vaisseaux de mon escadre, de venir me parler les uns après les autres: J'ordonnai'à M. le chevalier de Beauharnois d'aborder le Royal-Oak, à M. lechevalier de Courserac d'aborder le Chester, à M de La Moinerie-Miniac d'aborder le Ruby ;et comme je me réservois le commandant , je donnai ordre à M. de La Jaille de me suivre avec la Gloire, et de venir me jeter une partie de son équipage aussitôt,qu'il m'y verroit accroché, afin de me trouver par ce renfort plus en état de secourir les vaisseaux de mon escadre que je verrois presses , ou même ceux de l'escadre de M de Forbin qui pourroient être assez hardis pour oser se mesurer avec le Devonshire, Mais aussi.comme il y avoit de l'équité à songer aussi aux intérêts de nos armateurs et prévoyant que, nous trouverions des difficultés à soumettre les vaisseaux de guerres, pour,.n'etre pas en état de prendre et désamariner les vaisseaux de transport, je chargeai M. le chevalier de Nesmond, qui commandait la frégate l'Amazone, là meilleure de mon escadre, de donner au milieu de la flotte, pourvu cependant qu'aucun des vaisseanx du Roi ne se trouvât dans le cas d'avoir un besoin pressant de son secours.
Ces ordres donnés, j'arrivai sur les ennemis; et faisant coucher tout mon équipage sur le pont, je donnai, mon attention à bien manœuvrer, J'essuyai d'abord sans tirer la. bordée du Chester matelot de l'arrière du Cumberland; ensuite celle du Cumbérland même, qui fût des plus vives.

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Je feignis dans cet instant de vouloir plier : il donna dans le piége et ayant voulu arriver pour me tenir sous son feu , je revins tout à coup au vent et par ce mouvement son beaupré se trouva engagé dans mes grands haubans,. avant que de lui avoir riposté d'un seul coup de canon; en sorte que toute mon artillerie chargée à double charge , et ma mousqueterie l'enfilant de l'avant à l'arrière, ses ponts et ses gaillards furent dans un instant jonchés de morts. Aussitôt M de La Jaille, mon fidèle compagnon d'armes , s'avança avec la Gloire pour, exécuter ce que je lui avoi ordonné; mais ne pouvant m'aborder que très difficilement, par rapport à la position où il me trouva, il eut; l'audace d'aborder le Cumberland même de long en long. Il est vrai qu'il rompit son beaupré sur la poupe de son vaisseau, dans le même moment que l'ennemi achevoit de rompre le sien dans mes grands haubans., Alors ceux de mes gens que j'avois nommés pour sauter à l'abordage, du Cumberland s'efforcèrent de pénétrer à son bord; mais très peu y réussirent, a cause de son beaupré rompu, qui rendoit l'approche de ce vaisseau aussi difficile que dangereuse. Messieurs de La Calàndre, de Blois, de Dumenàye, officiers s u r la Gloire, furent les premiers qui s'élanéèrent dedans, à la tête de quelques vaillans hommes.

Ils tuèrent et mirent en fuite ce qui restoit d'Anglais sur le pont et sur les gaillards, et se rendirent les maîtres du vaisseau. Alors, voyant qu'ils me faisoient signe avec leurs mouchoirs et que l'on baissoit le pavillon anglais, je fis cesser le feu, et j'empêchai qu'il ne, sautât un plus grand nombre de mes gens à bord. Au même instant je fis pousser au large, pour me porter dans les lieux où je pourrois être de quelque utilité.


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M. le chevalier de Beauharnois, qui montoit l'Achille, avoit abordé de son côté , avec toute l'audace possible, le Royal-Oak; et ses gens s'étant présentés pour sauter à l'abordage, il étoit prêt; de s'en rendre maître, lorsque le feu prit dans son vaisseau à des gargousses pleines de poudre. Ses ponts et ses gaillards en furent enfoncés , et plus de cent hommes y perdirent la vie. Il fit pousser au large, et fut assez heureux pour éteindre cet embrasement après bien du travail; mais pendant ce temps le Royal-Oak, dont le beaupré se trouvoit rompu , avoit profité de l'occasion, et s'était servi de toutes ses voiles pour se sauver.. .
M. le chevalier de Courserac, qui commandoit le Jason, aborda aussi le Chester; et ses grappins s'étant rompus, les deux vaisseaux se séparerent. M. le chevalier de Nesmond, qui le suivoit sur l'Amazone, voulut en profiter; et aborder à son tour ce vaisseau anglais mais n'ayant pas. modéré , sa course assez à
temps , il le dépassa malgré lui : alors M de Courserac revint dessus, et l'enleva à ce dernier abordage ce qui fit, prendre à M. de Nesmond le parti d'exécuter l'ordre que je lui avois donné de fondre au milieu de la flotte , et il s'empara d'un assez grand-nombre de ces bâtimens de transport.
Le Maure, commandé par M. de La Moinérie-Miniac, avoit, suivant sa destination, abordé le Ruby, et, dans le temps même qu'il étoit accroché, M. le comte de Forbin vint.à toutes voiles donner de son beaupré sur la poupe de cet anglais .qui se rendoit

38o [1707] MÉMOIRES

M. de Forbin prétendit que c'etoit à lui qu'il s'étoit rendu quoiqu'il n'eût pas jeté un seul homme à son bord. Cette prétention lui fit d'autant moins d'honneur que le témoignage des Anglais ne lui était pas favorable, et que ce brave général auroit pu trouver, s'il l'avoit voulu, des occasions plus glorieuses d'exercer son courage.
Aussitôt que j'eu fait pousser mon vaisseau au large du Cumberland, j'examinai avec attention la face du combat, et ma première pensée fut de courir- sur le Royal-Oak, que je voyois fuir en très-mauvais état, et que j'auroi certainement enlevé d'emblée, sans beaucoup de danger, et sans effusion de sang. Cette action m'auroit peut-être fait plus d'honneur que le combat sanglant que je rendis contre le Devonshire.
Je crois pouvoir avancer hardiment que, dans cette occasion, l'intérêt de ma gloire particulière céda à un motif plus généreux. Je vis que M le chevalier de Tourouvre, qui commandoit le Royal oak vaisseau de cinquante quatre canons, de l'escadre de M. de Fôrbin, osoit attaquer ce Devonshire, qui en portoit quatre-vingt-douze, et que, suivi du Salisbiury, monté par M. Bart, il s'avançait pour l'aborder avec une intrépidité héroïque. Je remarquai même qu'il avoit,déjà hissé son beaupré sur la poupe de ce gros vaisseau; dont le feu, infiniment supérieur, et l'artillerie formidable, hachoient en pièces ces deux pauvres vaisseaux. Touché de cet exemple de valeur je volai au secours de ce brave chevalier, et Je pris la résolution d'aborder de long en long- le Devonshire:

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J'âvois déjà prolongé ma civadiere, et j'étois sur le point de l'accrocher, quand je vis sortir de sa poupe une fumée si épaisse, que la crainte de brûler avec lui me fit le battre à portée du pistolet, jusqu'à ce, que j'eusse vu ce commencement d'incendie éteint. Il me seroit difficile de tracer une peinture sensible du feu terrible de canon et de mousqueterie que j'en essuyai pendant trois quarts d'heure, attendant toujours que la fumée,de sa poupe fût un peu ralentie pour l'aborder. Il me mit dans cette attente plus de trois cents hommes hors de combat. Enfin, désespéré de voir périr tous mes gens l'un après l'autre, je me résolus à tout événement de l'accrocher, et fis pousser mon gouvernail à bord. Déjà nos vergues commençoient à se croiser lorsque M. de Brugnon, l'un de mes lieûtenans, qui commandoit la mousqueterie et la manoeuvre, vint précipitamment me faire remarquer que le feu
s'étoit fomenté dans la. poupe du Devonshire se communiquôit à ses haubans, et à ses voiles d l'arrière, Frappé d'un danger si pressant, je fis à I'instant changer la barre. de mon gouvernait, appareiller, tout ce qui me restoit de voiles, détachant des officiers pour . aller sur le bout des vergues couper avec des haches mes manoeuvres, qui étoient embarrassées avec celles de l'ennemi. A peine m'en étois-je éloigné de la portée du pistolet, que, le feu se communiqua de l'arrière à l'avant de ce gros vaisseau avec tant de violence, qu'il fut consumé en moins d'un quart d'heure. Tout son équipage périt au milieu des flammes et des eaux, à l'exception de trois de ses matelots, qui se trouvèrent après l'affaire à bord de mon vaisseau, où ils étoient passés de vergues en vergues, lorsqu'ils s'aperçurent du motif qui me faisoit abandonner mon abordage avec tant de précipitation.

382 [1707] MEMOIRES


Ils m'assurèrent qu'il y avoit plus de mille hommes dans ce vaisseau, lequel.portoit, outre son équipage, plus de trois cents officiers ou soldats passagers. Je n'eus pas de peine à le croire vu la vivacité avec laquelle son canon et sa mousqueterie étoient servis.
Après ce sanglant combat, mon vaisseau resta telle-ment délabré, que je fus deux jours entiers sans pou-voir remuer. Le corps du vaisseau, les mâts, les voiles, les, manoeuvres, tout étoit haché : le gouvernail étoit de même, par deux balles barrées de trente-six livres. Je demeurai dans cette perplexité, ne sachant ce que les autres vaisseaux étoient devenus. Chacun d'eux avoit pris le parti de se rallier, ou de poursuivre les débris de. cette flotte : je savois seulement que le Royal-Oak s'étoit sauvé, ayant bien remarqué que M de Forbin n'avoit pas jugé cette_conquête digne de son attention J'avoue que si j'eusse été capable de me repentir d'une bonne actiôn, et si je n'avois pas eu présente l'utilité qui devoit en revenir au roi d'Espagne, j'aurois eu quelque regret d'avoir laissé échapper un si beau vaisseau , qui étoit pour ainsi dire en mes mains, et d'avoir été me faire hacher en pièces, pour avoir la douleur de voir périr mille infortunés d'un genre de. mort si affreux. Le souvenir de ce.spectacle effroyable me fait encore frémir d'horreur.
Avant que de finir le récit de ce combat, je ne puis m'empêcher de parler de l'action d'un de mes contre-maîtres, qui sauta le premier à bord du Cumberland par dessus son beaupré rompu, et qui pénétra à son pavillon de poupe pour le baisser.

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Il étoit occupé à en couper la drisse, quand il vit quatre soldats anglais, qui s'étoient tenus ventre à terre, s'avancer sur lui le sabre haut. Dans ce péril imprévu, il conserva assez de jugement pour jeter à la mer le pavillon anglais, et pour s'y lancer ,ensuite lui-même : il eut aussi la présence d'esprit de ramasser le pavillon dans l'eau, et de gagner à la nage une chaloupe que le Cuinberland avoit à la remorque. II en coupa le cablot; et; se servant d'une voile qu'il trouva dedans, il arriva vent arrière , et se rendit dans cet équipage à bord de l'Achille, qui étoit resté en travers sous le Vent, .pour se rétablir du désordre où son abordage l'avoit mis. Le pavillon dont je parle ici fut porté dans l'église: de Notre-Dame à Pâris, avec ceux des autres vaisseaux de guerre anglais; et, sur le compte que je rendis.de cette action à M. lë comte de Pontchartrain le Roi , sur son rapport, voulut, le récompènser d'une médaille d'or, et faire maître d'équipage ce vaillant homme. Il s'appeloit Honorat Toscan, et naviguoit en 1712 en sa.qualité de maître, avec M le chevalier de Fôugeray, lorsqu'il.fut. pris par 'le South-Seas-Chastel. Les matelots ou soldats anglais ayant su que c'étoit lui qui avoit fait la belle action doiit je viens de parler, lui firent essuyer mille indignités. Je n'ai pas voulu passer sous silence ni cette action, ni la récompense que ce brave soldat en reçut du Roi. Ce grand prince n'apprenoit jamais une action de valeur du moindre de ses sujets, qu'il ne lui en fît connoître sa satisfaction par quelque grâce.
Tous les vaisseaux de mon escadre et de celle de M. de Forbin arrivèrent deux jours avant moi dans la rade de Brest,. avec le Cumberland, le Chester et le Ruby. Le Cumberland étoit mené à la remorque en triomphe par le vaisseau de ce général, de la méme manière que s'il en avoit été personnellement le vainqueur.

384 [ 1707] MÉMOIRES


Outre les vaisseaux de transport dont j'ai dit que l'Amazone s'était emparée, et qu'elle conduisit à Brest, il y en eu plusieurs autres qui furent pris par différerents corsaires qui se trouvèrent à portée de profiter de la-déroute, et qui les firent entrer dans d'autres ports de France (1).
M, le comte de Forbin dépêcha, à son arrivée, M. le chévâlier de Tourouvre, pour porter au Roi la nouvelle de ce combat. J'appris dans la suite que ce dernier m'avoit rendu, auprès de Sa. Majesté, toute la justice que je pouvois attendre d'un caractère aussi généreux que le sien : je la ,rendis aussi tout entière quand j'eus l'honneur d'entretenir à mon tour le Roi sur les circonstances de cette action.
Je reçus alors une lettre très obligeante de M. le comte de Pontchartrain , qui me témoignoit la satis.-faction que Sa Majesté avoit de mes services, en con-sidération desquels elle vouloir bien m'accorder une ,pension de mille livres , sur sons trésor: royal. J'eus l''honneur de l'en remercier très-humblement; mais je lui demandai en grâce de faire tomber cette pension à M. de Saint-Auban, mon capitaine en second, qui avoit eu une cuisse emportée à l'abordage du Cumberland, et qui avoit plus besoin de pension que moi.


(i) Rapin Thoyras, ou son continuateur, convient, page 184 du douzième tome de son Histoire d'Angleterre, que ce convoi dissipé fit presque autant de tort aux affaires de l'archiduc qu'en avoit fait la bataille d'Almanza.

DE DUGUAY-TROUIN. 385

J'ajoutai que je me trouverois trop récompensé, si je pouvois, par mes très-humbles supplications, obtenir l'avancement des officiers qui m'avoient si valeureusement secondé; mais que si le Roi me jugeoit digne de quelque grâce particulière, j'espérois de sa bonté qu'il voudroit bien m'accorder des lettres de noblesse pour mon frère aîné et pour moi, puisque je devais à son secours et à ses soins tout ce que j'avois fait d'estimable, et l'honneur que j'avois d'être connu de Sa Majesté, par les occasions qu'il m'avoit procurées de servir sans discontinuation. M. le comte de Pontchartrain trouva quelque difficulté à m'obtenir cette grâce, ou plutôt il jugea à propos de me la réserver pour récompense de quelque nouvelle action, croyant sans doute que cet objet me rendroit encore plus ardent : mais il est certain que je n'avois pas besoin d'être aiguillonné, et que le désir que j'avois de mériter les bontés du Roi, et d'être utile à l'Etat, étoit seul plus capable de m'animer que toutes les récompenses. Aussi ne m'étois-je porté à lui demander cette grâce que par rapport aux grandes obligations que j'avois à mon frère, dont le zèle pour le service du Roi étoit égal au mien. Malgré tous ces motifs, je n'insistai pas, et crus devoir me rendre auprès de Sa Majesté, pour lui représenter de vive voix les services des officiers qui s'étoient distingués sous mes ordres. Elle eut la bonté d'en avancer plusieurs, entre autres M. le chevalier. de Beauharnois , M. le chevalier de Courserac, M. de La Jaille , M. de Saint-Auban , et quelques autres.
Ce fut alors qu'ayant le bonheur d'entretenir le Roi du détail de mon dernier combat, je profitai avec empressement de l'occasion pour lui faire connoître toute la valeur de M. le chevalier de Tourouvre.

386 [1707] MÉMOIRES

Je lui fis une peinture si vive de l'intrépidité de cet officier, que Sa Majesté se tournant vers M. de Busca, lieutenant des gardes du corps, qui avoit l'honneur de servir auprès d'elle, lui demanda si feu Ruyter, son bon ami, en auroit fait autant. Il répondit qu'on ne pouvoit rien ajouter au portrait que je venois de faire du mérite et de la bravoure de M. de Tourouvre; et qu'il n'en étoit pas surpris, ayant connu deux de ses frères dans les troupes de terre de Sa Majesté, qui n'étaient pas moins valeureux que celui-ci. M. le maréchal de Villars, qui étoit aussi présent, prit la parole, et ajouta des particulairités de leurs services très-avantageuses, et qui faisoient connoître que la valeur et la probité étaient héréditaires dans la maison de. Tourouvre. Il pouvait encore y joindre la modestie; car je n'ai, de mes jours, vu de guerrier qui joignît à un si haut point cette dernière vertu à tant d'intrépidité. J'ai été bien aise de faire connoître, en rapportant tous ces détails, que l'émulation, entre gens d'honneur, ne les empêche point de se rendre réciproquement justice, avec une satisfaction intérieure que les faux braves ne connoissent pas.
[1708] J'étais si pénétré des bontés et des distinctions dont le Roi avoit daigné m'honorer, et j'avois un désir si pressant de m'en rendre digne de plus en plus, que je quittai bientôt le séjour de Versailles, pour aller chercher à combattre ses ennemis. J'avois demandé et j'obtins de Sa Majesté un plus grand nombre de ses vaisseaux, que je destinais à une expédition dont je ne fis confidence à personne, parce que le succès dépendoit d'un profond secret Il s'agissoit d'aller attendre la nombreuse flotte du Brésil.

DE DUGUAY-TROUIN. [1708] 387

J'avois reçu avis que les ennemis avoient envoyé sept vaisseaux de guerre au devant d'elle, et qu'ils croisoient sur les îles des Açores, où elle devoit passer nécessairement pour s'y rafraîchir, et y prendre escorte. Ainsi mon entre-prise paroissoit immanquable à cet attérage, si je pou-vois armer âssez à temps pour me rendre sur ces côtes avant qu'elle y fût arrivée.
Je ne tardai donc pas à prendre congé du Roi et je me rendis en poste à Brest, où je fis diligemment équiper les vaisseaux le Lis et le Saint-Michel, de soixante-quatorze canons chacun; l'Achille, de soixante-six;. la Dauphine, de cinquante-six; le Jason,. de cinquante-quatre; la Gloire, de quarante; l'Amazone, de trente-six; et l'Astrée, de vingt-deux. Ces vaisseaux furent montés par M. de Géraldin, M. le chevalier de Courserac, M. le chevalier de Nesmond, M. le chevalier de Goyon, M. de Miniac, M. de Courserac l'aîné, M. de La Jaille, et M. de. Kerguelin. Presque tous avoient déjà servi sous mes ordres avec distinction. Je joignis à cette escadre une corvette de structure anglaise de huit. canons, pour servir de découverte. Je la confiai à un jeune homme de mes parens; et j'engageai une autre frégate de Saint-Malo de trente canons, nommée ,le Desmarets, à venir me joindre dans la rade.
Nous mîmes à la voile, et nous fûmes nous placer à la hauteur de Lisbonne. Le capitaine d'un vaisseau suédois qui en sortoit me confirma ce que j'avois appris de la flotte du Brésil , et me dit que les sept vaisseaux de guerre que le roi de Portugal envoyoit au devant d'elle étoient partis depuis deux mois pour l'attendre sur lés îles des Açores.

388 [I708] MÉMOIRES :

Nous cinglâmes de ce côté; et, passant hors de la vue de ces îles; nous fûmes nous placer à l'ouest à quinze lieues d'elles, vers l'endroit où devoit passer la flotte, pour éviter que ces sept vaisseaux portugais, ou les habitans des îles, n'eussent connoissance de notre escadre, et n'envoyassent quelque vaisseau d'avis au devant de cette flotte, pour lui faire prendre une autre route. Je dé-tachai en même temps ma corvette anglaise pour aller faire le tour des îles, et reconnoître les sept vaisseaux en question, avec ordre de les bien examiner, et de venir me rendre compte de leurs forces, et des parages où ils croiseroient. Elle les trouva à l'ouest du port de la Tercère, qui couroient bord à terre, et bord à la mer ('). Le capitaine me rapporta que cette escadre étoit composée de trois vaisseaux portugais, trois anglais, et un hollandais ; qu'un des portugais étoit à trois ponts, et tous les autres depuis cinquante jusqu'à soixante-dix canons.
Nous demeurâmes constamment près de trois mois sur ces parages, fort étonnés de ne pas voir paroître la flotte, et renvoyant tous les quinze jours. la corvette faire le tour des îles : elle me rapportoit toujours la même chose des sept vaisseaux de guerre. Enfin nous découvrîmes un vaisseau venant de l'ouest, qui faisoit route pour se rendre aux îles : nous le poursuivîmes, et ne pûmes le joindre; à cause d'un brouillard, et dès la nuit qui survint.


DE DUGUAY-TROUIN. [1708] 389

Je ne doutai pas qu'il n'informât les vaisseaux ennemis de notre croisière, et que ceux-ci ne se déterminassent à dépêcher un vaisseau d'avis au devant de la flotte, pour la détourner de sa route; et que par conséquent elle ne s'éloignât des îles, pour éviter d'être exposée à notre insulte. Cependant nos provisions d'eau commençaient à manquer; en sorte que nous ne pouvions demeurer plus de quinze jours à croiser sur ces parages. Cette considération me porta à assembler un conseil composé de tous les capitaines de l'escadre, auxquels je tâchai de faire connoître la nécessité où nous étions d'aller attaquer sans différer les sept vaisseaux de guerre ennemis, dans lesquels nous devions vraisemblablement trouver de l'eau, et assez de vivres pour prolonger notre croisière jusqu'à l'arrivée de la flotte. J'ajoutois que ces vaisseaux, même seuls, suffisoient pour payer l'armement, les Portugais étant dans l'usage d'avoir beaucoup de canons de fonte ; et j'insistois sur ce qu'il étoit presque impossible qu'ils n'eussent été informés de notre croisière par ce dernier vaisseau, que la nuit nous avoit fait manquer : de manière que si nous tardions davantage à les aller chercher, il étoit indubitable que nous ne les trouverions plus, et que nous tomberions dans le cas de nous voir forcés, par la disette d'eau, à retourner en France sans avoir rien fait, et ainsi à perdre notre armement en entier.
Ce raisonnement étoit naturel ;mais quelque de mon, envieux de mon bonheur, empêcha tous les capitaines de l'escadre, sans exception, de le goûter. Ils se laissèrent aller à l'avis de M. de Géraldin , qui étoit d'attendre constamment la flotte sur cette croisière.

390 [I708] MÉMOIRES


Ils disoient, pour leurs raisons, que cette flotte ne pouvoit manquer d'arriver incessamment, le vent étant bon pour l'amener; qu'en attaquant les sept vais- seaux, il n'e'toit point douteux qu'ils ne nous attendissent de pied ferme, étant pour le moins aussi forts que nous); que le sort des armes étoit incertain ; que, supposânt même que nous les réduisisions, cela ne pourroit se faire sans que plusieurs de nos vaisseaux ne se trouvassent désemparés , et peut-être hors d'état de tenir la mer ; enfin qu'au pis aller, nous serions toujours à portée de les attaquer. Ils ajoutoient que mes armateurs auroient lieu de me reprocher d'avoir préféré, dans cette occasion, ma gloire particuliere à leurs intérêts. Enfin ils m'ébranlèrent de façon que, pour ne pas paroître entier dans mes sentimens,. je crus devoir leur accorder quelques jours. Mais cette condescendance ne m'empêchoit pas de sentir que je m'exposois, par leur conseil, à un malheur sans remède. C'est le seul ,conseil que j'ai .tenu de ma vie pour savoir s'il étoit ,à propos de combattre; et si j'en suis le maître, ce sera le dernier.
Cependant je leur laissai un ordre de combat dans lequel étoient marqués les vaisseaux que chaque capitaine devoit aborder, leur recommandant à tous de se tenir préparés, et de me suivre au premier signal que je ferois. Chaque jour que je différois d'aller aux ennemis me paroissoit une année, et j'avois toujours dans l'esprit les suites malheureuses de notre retardement, que je regardois comme inévitables. Enfin au bout de quatre jours, n'y pouvant plus tenir, je mis le signal de combat, et fis route pour les îles. Aussitôt M. de Géraldin me dépêcha un officier, pour me demander encore trois jours en grâce et les officiers de mon vaisseau, qui m'étoient les plus affidés , séduits par l'attente de la riche flotte du Brésil, et par l'espoir d'un butin immense, y joignirent des prières si pressantes ,que j'eus encore 1a foiblesse d'y consentir.

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Ces trois jours expirés, je fis route pour aller cher-cher les ennemis, et ne les trouvai plus, ainsi que je l'avois prévu. Mon embarras devint extrême : je ne savois si la flotte n'avoit point passé à la faveur de la nuit, et si, après avoir joint les vaisseau de guerre, elle n'avoit point continué sa route pour Lisbonne, sans s'arrêter aux îles. Pour m'en éclaircir, je résolus d'y faire une descente; et pour cet effet ayant passé entre les îles de Fayal , de Pico et de Saint-Georges, je remarquai , en rangeant cette dernière, un port au fond duquel étoit une assez jolie ville, et quelques forts qui dominoient sur la marine. Cet endroit me parut très-propre à mon dessein; et j'ordonnai un détachement de toutes nos chaloupes, chargées de sept cents soldats sous le commandement de M. le comte d'Arquien, mon capïtainé en second, avec ordre de descendre à terre, et de se rendre maître de la, ville. Avant que de faire partir ces chaloupes, j'avois envoyé tous nos canots faire une fausse attaque de l'autre côté, pour y attirer une partie de ces insulaires. La véritable descente se fit; et ceux des ennemis qui voulurent s'y opposer furent mis en fuite, et 'poursuivis si chaudement, que nos troupes entrèrent presque aussi-tôt qu'eux dans la ville, qui étoit la capitale de l'île de Saint-Georges. La plupart des habitans l'avoient déjà abandonnée, et les religieuses même s'étoient sauvées, et avoient gagné les montagnes. Alôrs je fis porter à terre un grand nombre de futailles, pour les remplir d'eau et je fis en même temps enlever tout ce qui m'étôit_ nécessaire en grains et en vins, dont les magasins de cette ville regorgeoient.

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Les prisonniers portugais que l'on fit me dirent que les sept vaisseaux de guerre ayant eu avis, par ce vaisseau que nôus avions manqué, et de notre croisière. et de nos forces, avoient quitté ces parages depuis trois jours, et étoient retournés à Lisbonne; mais que la flotte du Brésil n'étoit pas encore passée , et qu'on ne savoit ce qui pouvoit la retarder si longtemps. Ce rapport me donna une lueur d'espérance qui s'évanouit bientôt.' Nos vaisseaux furent pris tout à coup d'une tempête qui en. mit plusieurs en danger de périr contre ces îles, et tous dans la nécessité de gagner le large. Cette tempête continua si long-temps, que j'eus beaucoup de peine à retirer les troupes de cette ville, dont nous. nous étions emparés, et que je me vis forcé d'abandonner nos futailles, pour faire promptement route vers les côtes d'Espagne, Mon unique espoir étoit de gagner le port, de Vigo assez à, temps pour y faire de l'eau, et pour revenir attendre. la flotte du Brésil à la hauteur de Lisbonne., J'y donnai. rendez-vous à tous les vaisseaux de l'escadre, en cas de séparation; mais nous fûmes si contrariés par les vents et si pressés de la soif, que chaque vaisseau chercha à gagner le port qui lui parut le plus à sa portée. La Dauphine, le Desmarets et la corvette se séparèrent les premiers de l'escadre, èt retournèrent en France ; le Saint-Michely le Jason, la Gloire et l'Amazone furent à Cadix; et pour moi, j'arrivai à Vigo avec mon seul vaisseau et l'Achille.


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Cette flotte du Brésil avoit attéré aux îles des Acores huit jours. après. que j'en, étois parti ; et c'est une chose bien surprenante que mon escadre ,composée d'éxcellens vaisseaux , ayant ces huit jours d'avance sur Une flotte qui n'alloit pas bien , n'ait pu, malgré tous mes efforts, arriver devant elle sur les côtés de Portugal ; car là plus grande partie de la flotte etoit entrée dans Lisbonne ou dans les ports voisins à peu prés dans le même temps que j'entrai dans celui de Vigo. J'étois occupé à y faire de l'eau, lorsqu'un vaisseau de cette flotte, poussé par la tempête, vint échouer à quatre lieues de nous dans le port de Pontenedro, et fut pris par les Espagnols. Je sortis de Vigo le plus promptement qu'il me fut possible, et je fis deux petites prises de cette même flotte : tout le reste étoit déjà rentré dans ses ports, comme je viens de le dire. Ainsi mon armement fut entièrement perdu; et mes vivres étant consommés, je revins désarmer à Brest avec le Lis et l'Achille.
M. de Géraldin, qui, par notre séparation, se trouva commandant des vaisseaux le Saint-Michel, le Jason, la Gloire et l'Amazone, étant arrivé dans Cadix, et s'y étant muni d'eau et de vivres, fit, en retournant à Brest, trois autres petites prises anglaises, qui ne payèrent pas la dépense de sa relâche.
La perte entière de cet armement, dans lequel nous avions risqué mon frère et moi une bonne partie de notre petite fortune, nous mit hors d'état de continuer des armemens aussi considérables.
[1709] Cependant je remis en mer avec le vaisseau l'Achille, et les frégates l'Amazone, la Gloire et l'Astrée, montées par M le chevalier de Courserâc; M. de La Jaille, et M. de Kerguelin. J'étois informé qu'une flotte de soixante voiles devoit bientôt sortir de Kinsale; sous l'escorte de trois vaisseaux de guerre anglais de soixante-dix, soixante et cinquante-quatre canons, pour se rendre en diflérens ports d'Angleterre.

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J'allai croiser sur son passage, et je la découvris à la vue du cap Lézard. La mer étoit trop agitée et le vent trop fort, pour hasarder de les aborder; d'un autre côté, les ennemis étoient si supérieurs en artillerie, qu'il y auroit eu de la témérité à prétendre de les réduire par le canon. Cependant je considérai que, pareilles occasions ne se rencontrant pas fréquemment, il falloit les saisir quand elles se présentoient; que la fortune aidoit souvent la valeur un peu téméraire; et qu'enfin le vent pourroit s'apaiser pendant l'action.
Ces réflexions faites, je fis signal à l'Astrée de donner dans la flotte; et je m'avançai avec l'Achille, l'Amazone et la Gloire, pour livrer le combat aux trois vaisseaux qui m'attendoient en ligne au vent de leur flotte. Je donnai, en passant, ma bordée de canon et de mousqueterie au vaisseau de l'arrière du commandant; et, poussant ma pointe, j'abordai ce dernier de long en long. L'agitation des vagues ne me permit pas de jeter un seul homme à son bord; et même les deux vaisseaux abordés se séparèrent, malgré mes précautions. Je revins jusqu'à trois fois tenter cet abordage, sans pouvoir y tenir, ni faire sauter per-sonne de mon équipage dans ce vaisseau ; mais le feu de mon canon et de ma mousqueterie, et d'un très-grand nombre de grenades; fut exécuté si vivement, que ses ponts et gaillards furent couverts de morts, et même abandonnés; ses vergues de misaine et de ses huniers coupés en un mot je le mis hors d'etat de se defendre.

DE DUGUAY-TROUIN. [1709] 395

Dans cet intervalle, l'Amazone et la Gloire combattoient de leur côté les deux autres vaisseaux anglais : elles étoient trop foibles de bois, pour les aborder par un si mauvais temps sans courir un risque évident de périr. Ce combat d'ailleurs étoit trop, désavantageux pour elles au canon : aussi furent-elles fort maltraitées; et elles l'auroient été bien davantage, si je ne les avois secourues par intervalles, en partageant mon feu sur les vaisseaux qui les combattoient. Cette attention ne put empêcher que la Gloire ne demeurât tout-à-fait désemparée, avec perte d'un grand nombre d'hommes. M. de La Jaille, qui la commandoit, vint me passer à poupe, et me pria de le couvrir, afin qu'il pût travailler à se rétablir.
Je n'étois guère moins maltraité, ayant reçu entre autres un boulet qui traversoit ma soute (') aux,poudres, lesquelles commencoient à se mouiller. L'inquiétude que j'en devois avoir ne m'empêcha pas de répondre à mon camarade qu'il eût à se placer à une portée de fusil sous le vent de mon vaisseau, et qu'il pouvoit travailler en sûreté à se bien-rétablir. En effet, les trois vaisseaux ennemis étoient battus et délabrés de façon à n'en devoir rien, craindre. Comme l'Amazone me parut encore en. assez bon état, je fis signal à M. le chevalier de Courserac, qui la montoit, de donner dans la flotte. Il le fit, et amarina cinq bons vaisseaux chargés de tabac, sans que les vaisseaux de guerre ennemis osassent faire aucun mouvement pour l'en empêcher.


(1) Soute : Retranchement, petit cabinet, caveau, fermant à clef. Il y en a plusieurs dans un vaisseau pour différeras usages.



396 [1709] MÉMOIRES

J'étois à demi portée de canon d'eux, avec la frégate la Gloire, prêt à donner dessus s'ils avoient branlé j'eus même l'audace de faire baisser les voiles à quatorze navires marchands de leur flotte, -que je plaçai entre la Gloire et moi, à dessein de les amariner aussitôt que nos chaloupes; criblées de coups de canon, pourroient se trouver un peu rajustées. Mais il survint tout à coup un si violent orage, que la. Gloire en fut démâtée, et mon vaisseau couché, le plat-bord à l'eau, en danger évident d'être abimé, si les écoutes de mes huniers ne s'étoient pas rompues. Au moyen de cet incident, les. quatorze vaisseaux que j'avois à ma disposition ne balancèrent pas à arriver vent arrière sur la côte d'Angleterre, et passèrent sous mon beaupré, sans que je pusse les en empêcher. Les trois vaisseaux de guerre les imitèrent; et ce qu'il y eut de plus fâcheux, c'est que l'Astrée, qui dès le commencement avoit donné dans la flotte, avoit brisé sa chaloupe en la mettant à la mer, et n'avoit pu, à cause de la grosse vague, aborder une seule de plusieurs prises qu'elle avoit arrêtées : ainsi ces prises n'étant point amarinées profitèrent de l'orage, et se sauvèrent avec les autres. Après ce combat, la tempêté devint enéore plus affreuse, et nous sépara tous. Deux de nos prises arrivèrent à Saint-Malo avec l'Amazone et l'Astree ; une autre se sauva dans Calais, et deux firent naufrage sur la côte d'Angleterre. Je fus aussi sur le point de périr, et j'eus toutes les peines du monde à. gagner le port de Brest avec la frégate la Gloire, tous deux en fort mauvais' état.

DE DUGUAY-TROUIN. [ 1709] 397

Après les y avoir fait raccommoder, nous retournâmes en croisière à l'entrée de la Manche, et nous y vîmes, comme la nuit se formoit, un.gros vaisseau qui couroit vent arrière vers les côtes d'Espagne. J'observai sa manoeuvre; et, réglant les miennes dessus, je le joignis à onze lieures du soir. Je le conservai toute la nuit, et mis un feu à poupe, afin que la Gloire, qui n'alloit pas si bien que mon vaisseau, ne me perdît pas de vue. Dès que le jour parut , je m'avançai sur ce vaisseau étranger : il arbora pavillon anglais; et ayant établi une batterie de six canons à l'arrière de sa poupe, j'en essuyai plusieurs décharges qui tuèrent quantité de mes gens, et incommodèrent fort mès mâts et mes voiles, parce que, fuyant toujours, et allant aussi bien que moi , je fus assez longtemps sans pouvoir le joindre à portée du pistolet. Quand il me vit prêt à l'aborder, il brasseya tout d'un coup ses voiles de l'arrière; et, bordant son artimon , poussa son gouvernail à venir au vent, dans la vue de mettre mon beaupré dans ses grands haubans. Attentif à sa manoeuvre et à son gouvernail, je fis orienter mes voiles avec la mémé promptitude, et, venant aussi tout d'un coup au vent, j'évitai cet abordage dangereux, et je l'abordai lui-même de long en long. Mes grappins furent accrochés au milieu de nos bordées de canon, de mousqueterie et de grenades, et ce vais-seau fut enlevé en moins de trois quarts-d'heure; mais, par le mouvement qu'il avoit fait de mettre mon beau-pré dans ses haubans, et par celui que j'avois fait moi-même pour l'éviter, il étoit arrivé que les deux vais-seaux , en présentant le côté au vent; avoient plié davantage , de manière que tous mes canons se trouvèrent pointés à couler bas; et mes canonniers n'ayant pas le temps d'en laisser tomber la culasse, tous leurs coups donnèrent dans la carène du vaisseau ennemi.

398 [1709] MÉMOIRES


Quand son pavillon fut baissé, je fis pousser au large; et un instant après il vint passer à ma poupe, pour .m'avertir qu'il alloit couler bas, si je ne lui envoyois un prompt secours. Je fis mettre sur-le-champ la chaloupe à la mer avec deux bons officiers, et un nombre suffisant de calfas et de charpentiers pour sauver ce vaisseau, qui étoit de soixante canons, et tout neuf : il s'appeloiit leBristol.
Dans ce même instant la Gloire me joignit , et se mit en devoir d'envoyer aussi sa chaloupe; mais au milieu- de, cette occupation, il parut tout d'un coup une escadre de quatorze vaisseaux de guerre anglais à trois lieues sur nous, avec tant de vitesse que je n'eus pas même le temps de retirer mes gens du Bristol: il fut dans un moment entouré d'ennemis, et coula bas au milieu- d'eux. La moitié des Français et des Anglais qui étoient dedaùs fut noyée; le reste fut sauvé par les chaloupes des Anglais. M. de Sabrevois. premier lieutenant de mon vaisseau , officier plein de .mérite, fut du nombre des malheureux; et messieurs de Cussy et de Noilles, enseignes, se sauvèrent à la nage. Outre cette perte; j'eus (jans cette action quatre-vingts hommes hors dè combat; M. de La Harteloire , fils du lieutenant général de ce nom, jeune homme plein de valeur, fut tué en se présentant des premiers à l'abordage; et il y eut encore deux autres officiers blessés.


DE DUGUAY-TROUIN. [1709] , 399


Du moment que j'eus connoissance de cette escadre, j'arrivai vent arrière avec la Gloire : mes mâts et mes voiles étoient fort maltraités, mes deux vergues de civadière brisées; mon grand mât de hune percé de deux boulets, et mes deux basses voiles si hachées, que je fus obligé de les changer en présence des ennemis. Ils nous joignirent bientôt à portée du canon. M. de La Jaille , qui connoissoit la situation où sa frégate alloit le mieux, jugea à propos de prendre chasse entre les deux écoutes (t). La connoissance que j'avois aussi de mon vaisseau m'engagea à tenir un peu plus le vent (2). Notre sort fut bien différent : tout délabré que j'étois, j'eus le bonheur d'échapper aux ennemis; mais trois ou quatre de leurs vaisseaux les plus vites joignirent la Gloire. M. de La Jaille résista jusqu'à l'extrémité,. et remplit tous ses devoirs avec sà valeur ordinaire: il fut enfin contraint le-céder à des forces si supérieures. Le lendemain de ce combat et de cette chasse, je trouvai une frégate anglaise qui sortoit de la Manche : je m'en rendis maître, et la conduisis dans le port de Brest, où je désarmai.
A peu près dans ce temps-là, le feu Roi, satisfait de la continuation de mon zèle, se porta de lui-même à nous accorder, à mon frère et à moi, des lettres de noblesse les plus distinguées; et cette grâce nous fit d'autant plus de plaisir, que nous n'osions presque plus nous y attendre. Nous avions même pris des mesures pour recouvrer des titres et des papiers que mon frère avoit été obligé de laisser, en s'enfuyant avec précipitation de Malaga en Espagne, où il étoit consul de France, lors de la déclaration de la guerre en 1689. Ce consulat avoit été possédé de père en fils par ma famille pendant plus de deux cents ans; et nous nous flattions de trouver dans ces papiers de quoi prouver et faire renaître la noblesse de notre extraction, dont j'avois souvent entendu parler dans mon enfance.


(i) De prendre chasse entre les deux ecoutes : De fuir vent arrière. -,(a) Tenir un peu plus le vent : Faire route en obéissant un peu moins au vent.

400 [1709] MÉMOIRES

Quoi qu'il en soit, la bonté du Roi nous épargna des soins peut-être inutiles; et nous nous tenons plus glorieux, mon frère et moi, d'avoir pu mériter notre noblesse de la bonté d'un si grand monarque, que si nous la devions à nos ancêtres; d'autant plus que Sa Majesté voulut, qu'on insérât dans ces lettres les services de mon frère, et la plupart des miens. Je ne tardai pas à me rendre auprès d'elle pour lui en rendre mes très-humbles actions de grâces, et pour avoir l'honneur de lui faire en même temps ma cour : mais cela ne m'empêcha pas de faire armer le Jason, l'A-mazone et l'Astrée, sous le commandement de M. de Courserac, qui s'en acquitta fort dignement, fit plusieurs prises, et revint désarmer à Brest.
[1710] Mon séjour à Versailles ne fut pas long. J'étois persuadé qu'en cherchant les ennemis du Roi, je lui faisois,infiniment mieux ma cour qu'en faisant le personnage de courtisan, auquel je n'étois pas propre:. Ainsi je pris congé de Sa Majesté, et je retournai à Brest, où je fis armer le Lis, l'Achille, la Dauphine, le Jason et l'Amazone. Je montai le Lis; et les quatre autres furent montés par M. le comte d'Arquien, M. le chevalier de Courserac, M. de Courserac l'aîné, et M. de Kerguelin.
J'avois reçu avis que cinq vaisseaux anglais, venant des Indes orientales, devoient aborder à la côte d-Irlande, sous l'escorte de deux vaisséaux de guerre de soixante-dix canons.

DE DUGUAY-TROUIN. [1710] 401

La richesse immense de ces cinq vaisseaux avoit porté l'amirauté d'Angleterre à en faire -partir' deux autres de soixante-six canons chacun pour aller au devant d'eux. Je mis à la voile avéc ces instructions, et j'établis ma croisière un peu au large de la côte d'Irlande. Je ne tardai pas à y rencontrer un des vaisseaux dépêchés par l'amiral d'Angleterre je le joignis avant qu'aucun de mes camarades pût arrivèr à sa portée, et je m'en rendis maître en moins d'une heure de combat. Ce vaisseau, nommé le-Glocester, que je trouvai effectivement monté de soixante-six canons, comme on me l'avoit marqué, étoit tout neuf; et comme il alloit fort bien, il me parut propré à croiser avec nous. Je choisis, pour le commander; M. de Nogent, capitaine en second sur mon vaisseau; officier de mérite et de valeur, s'il en fut jamais; et je le fis armer d'un bon nombre d'officiêrs, de soldats et de matelots, afin qu'il fût en état de combattre avec nous dans l'occasion. J'avois trouvé dans ce vaisseau les instructions de l'amiral d'Angleterre touchant sa destination.
Peu de jours après je vis son camarade, que je pour-suivis, et qui se sauva à la faveur de la nuit. Ce début me fit espérer que ces riches vaisseaux des Indes ne m'échapperoient pas; mais j'eus le malheur de tomber malade d'une dyssenterie qui me mit à l'extrémité. Pour. comble d'infortune, nous essuyâmes pendant quinze jours un brouillard si épais, que tous les vais-seaux de l'escadre, ne se voyant plus, étoient obligés de se conserver pardessignaux continuels de canons, de fusils, de cloches et de tambours. Les vaisseaux des Indes furent assez heureux pour passer justement da us ce temps-là; de sorte que nous n'en eûmes aucune connoissance.

402 [1710] MÉMOIRES

Le pressentiment' que j'en avois me tourmentoit encorè plus que mon mal. Dès que ce malheureux brouillard fut dissipé, je courus à toutes voiles sur la côte d'Irlande, et j'arrivai précisément à la vue du cap de Clare le même jour que les vaisseaux des Indes attéroient à cette côte: Nous les vîmes; du haut de nos mâts, qui entraient dans les ports de Cork et de Kinsale. Il étoit même resté de l'arièr d'eux un vaisseau de guerre de trente-six çanons, que le Jason approcha à la portée du canon. Il lui tira plusieurs bordées, sans pouvoir l'empêcher de se réfugier parmi des écueils qui nous étoient inconnus, et de pénétrer dans le fond d'un-port dont l'entrée paroissoit très dangereuse. Tant de contre-temps nous ayant fait manquer une si belle occasion, le reste de la campagne se passa à peu près de même : je fis seulement une prise chargée de tabac ; et mes vivres étant finis, j'allai désarmer à Brest. On m'y dzbarquat mourant, et je.fus très longtemps sans pouvoir me rétablir. Enfin la nature surmonta le mal, et me~remit en état d'aller à Versaillespour y faire ma.cour au Roi.
[1711] Ce fut dans ce voyage que je commençai à former une entreprise sur la colonie de Rio-Janeiro, l'une des plus riches et des plus puissantes du Brésil (t). M. Du Clerc, capitaine de vaisseau, avoit déjà tenté cette expédition avec cinq vaisseaux du Roi, et environ mille soldats des troupes de la marine; mais çes forces n'étant pas, à beaucoup près, suffisantes pour exécuter un tel projet, il y étoit demeuré prisonnier avec six ou sept cents hommes : le surplus avoit été tué à l'assaut qu'il avoit donné à la ville et aux forteresses de Rio-Janeiro.


(i) Depuis 1703, k roi de Portugal avoir. rompu avec Louis XIV, et étoit entré dans la grande alliance formée contre la France.

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Depuis ce temps-là, le roi de Portûgal en avoit fait augmenter les fortifications; et y avoit envoyé en dernier lieu quatre vaisseaux de guerre de cinquante-six à soixante-quatorze canons, et trois frégates de trente-six à quarante canons, chargés d'artillerie, de munitions de guerre, et de cinq régimens composés de soldats choisis, sous le commandement de don Gaspard d'Acosta, afin de mettre cet important pays absolu-: ment hors d'insulte.

Les nouvelles par lesquelles on avoit appris la défaite de M. Du; Clerc et de ses troupes disoient que les Portugais insolens vainqueurs, exerçoient envers ces prisonniers toutes sortes de cruautés; qu'ils les fasoient moûrir de faim et de misere dans des cachots; et même que M. 'Du Clerc avoit été assassiné, quoi qu'il se fût rendu à composition. Toutes ces circonstances, jointes à l'espoir d'un butin immense, et surtout à l'honneur qu'on pouvoit acquérir dans une entreprise si difficile, firent naître dans mon coeur le désir d'aller porter la gloire des armes du Roi jusque dans ces climats éloignés, et d'y punir l'inhumanité des Portugais par la destruction de cette florissante colonie. Je m'adressai pour cela à trois de mes meilleurs amis, qui de tout temps m'avoient aidé de leurs bourses et de leur crédit dans les différentes expéditions que j'avois formées. C'étoit M. de Coulanges, aujourd'hui maître d'hôtel ordinaire du Roi, et contrôleur général de la maison de Sa Majesté; messieurs de Beauvais et de La Sandre-le-Fer, de Saint-Malo, tous trois fort estimés et très-accrédités.


404 [1711] MÉMOIRES

Je leur confiai mon entreprise, et les engageai à être directeurs de cet armemënt. Mais l'importance et l'étendue de l'expédition exigeant des fonds; très considérables, nous fûmes obligés de nous confier à trois autres riches négocians de Saint-Malo, qui étoffent messieurs de Belille-Pepin, de L'Espine-Danican, et de Çhap-, delaine ce qui faisoit, y compris mon frère, sept directeurs. Je leur fis voir un état des vaisseaux, des officiers, des troupes, des équipages, des vivres, et de toutes les munitions nécessaires, suivant lequel la mise hors de cet armement, non compris les salaires payables au retour, devoit monter à douze cent mille livres.
M. de Coulanges vint me jondre à Versailles, afin d'arrêter un traité en forme, et d'obtenir du ministre les conditions essentiellement nécessaires au succès de mon projet. Il eut besoin d'une patience à l'épreuve, et d'une grande dextérité, pour lever toutes les difficultés qui s'y opposoient. A la fin il y réussit, et M. le' comte de Toulouse, amiral de France, ne dédaigna pas d'y prendre un assez gros intérêt; en sorte que, sur le compte que ce prince et M. de Pontchartrain en rendirent au Roi, Sa Majesté l'approuva, et voulut bien me confier ses vaisseaux et ses troupes pour aller porter le nom français dans un nouveau monde.
Aussitôt que cette résolution eut été prise, nous nous rendîmes à Brest mon frère et moi, et nous .y fîmes diligemment équiper les vaisseaux le Lis et le Magnanime, de soixante-quatorze canons chacun ; le Brillant, l'Achille et le Glorieux, tous trois de soixante•six canons; la frégate l'Argonaute, de quarante-six canons; l'Amazone et la Bellone, autres frégates 'de trente-six canons chacune.



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La. Bellone étoit équipée en galiote, avec deux gros mortiers ; l'Astrde, de vingt-deux canons; et la Concôrde, de vingt. Cette dernière étoit de quatre cents tonneaux, et devoit servir de vivandier à la suite de l'escadre : elle étoit principalement chargée de futailles pleines d'eau.
Je choisis, pour monter les, vaisseaux, M. le chevalier de Goyon, M. le chévalier de C'ourserac, M. le chevalier de Beauvé, M. de La Jaille, et M. le chevalier de Bois de La Mothe. M. de Kerguelin monta la frégate l'Argonaute; et les trois autres furent con-fiées à messieurs de Cher-ais-le-Fer, de Rôgon, et de Pradel-Daniel, tous trois de Sàint-Malo, et parents des principaux directeurs de l'armement:
Je fis en mêmé temps armer à Rochefort le Fidèle, de soixante canons; sous le commandement de M. de La Moinerie-Miniac; sous prétexte. d'aller en course, comme il lui étôit ordinaire. L'Aigle, frégate de quarante canôns, y fut aussi équipée et montée par M. de La Mare-Decan, comme pour aller aux îles de l'Amériqûe; et je fis préparer soirs' plain deui traversiers de La Rochelle,équipés en galiotes, avec chacun deux mortiers .
Le vaisseau a le M a r s; de cinquante-sis galions, fut pâreillement.armé à Dunkerque, et monté par M. de La Cité Danican, sous prétexte d'aller en course dans les mer du Nord.; comme il faisoit ordinairement, me servant pour tous ces armêmens de personnes que je faisois agir indirectement.


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Je donnai toute mon attention à faire-préparer de bonne heure, avec tout le secret possible, les vivres , munitions;. tentes., outils, enfin tout l'attirail nécessaire pour camper, et pour former un siége. bien soin aussi de m'assurer d'un bon nombre d'officiers choisis, pour mettre à la tête des troupes, et pour bien armer tous ces vaisseaux. M. de Saint-Germain, major de la marine à Toulon, fut nommé par la cour pour servir de major sur l'escadre; et son activité, jointe à son intelligence, me fut d'un secours infini pendant le cours de cette expédition. ,
Indépendamment de ces préparatifs, et de tous les vaisseaux qué nous faisions, armer, mon frère et moi, nous en engageâmes deux autres de Saint-Malo, qui étoient relâchés aux rades de La Rochelle, le chancelier, de quarante canons, monté par M. Danican du-Rocher ; et la Glorieuse, de trente, par M. de La Perche. Les soins que' nous prîmes pour accélérer toutes choses furent.si vifs et si bien ménagés, que, malgré la disette où étoient les mâgasins du Roi, tous les vaisseaux de Brest et de Dunkerque se trouvèrent prêts à mettre à la voile dans deux mois, à compter du jour de mon arrivée à Brest.
J'avois eu avis qu'on travailloit en Angleterre â mettre en mer une forte escadre; et, ne doutant pas que ce ne fût. pour venir me blôquer dans là rade de Brest, je changeai le dessein ,où j'étois d'y attendre le reste de mon escadre en celui de l'aller joindre aux rades de La Rochelle, ne voulant pas même donner à mes vaisseaux le temps d'être entièrement prêts. En effet, je mis à la voile le 3 du mois de juin; et, deux jours après, il parut à l'entrée du port de Brest une escadre de vingt vaisseaux de guerre anglais, dont quelques-uns s'avancèrent jusque sous les batteries, et prirent deux bateaux de pêcheurs, qui les informèrent de ma sortie : d'où il est aisé-de juger que, sans l'extrême diligence qui fut apportée à cet armement, et le parti que je pris de mettre tout d'un coup à la voile, l'entreprise étoit échouée.


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J'arrivai le sixième aux rades de La Rochelle : j'y trouvai le Fidèle, les deux traversiers à bombes, et les deux frégates de Saint-Malo prêtes à me suivre.
Le neuvième du mois, je remis à la voile avec tous les vaisseaux rassemblés, à l'exception de la frégate. l'Aigle, qui avoit besoin d'un soufflage (I) pour être en état de tenir là mer. Je lui donnai rendez-vous à l'une des îles d'u Cap-Vert, où je devois, suivant les mémoires que l'on,m'avoit donnés, faire aisément de l'eau, et trouver des rafrachissemens.
Le 21, je fis une petite prise anglaise sortant de Lisbonne, que je jugeai propre à servir à la suite de l'escadre.
Le 2 juillet, je mouillai à l'île Saint-Vincent, l'une de celles du Cap-Vert, où la frégate l''Aigle vint me joindre. J'y trouvai beaucoup de difficulté à faire de l'eau, et très peu d'apparence d'y avoir des rafraîchissemens. Ainsi je remis à la voile le sixième, avec le seul avantage d'avoir mis toutes les troupes à terre, et de leur avoir fait connoître l'ordre et le rang qu'elles devoient observer à la descente.
Je passai la ligne le 1 du mois d'août, après avoir essuyé pendant plus d'un mois des vents si contraires et si frais, que tous les vaisseaux de l'escadre, les uns après les autres, démâtèrent de leur mât de hune

(i) Soufflage : Opération dont le but est de corriger, dans un vaisseau, le vice de construction qui l'expose â chavirer. Elle consiste à renfler les côtés aux environs de la flottaison, par le revêtement de planches sous lesquelles on laisse quelquefois un espace vide. Le soufflage est un faux ventre du bâtiment de mer, qui le dispose à mieux porter la voile.


408 MEMOIRES

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Le r J, j'eus connoissance de-Pile de l'Ascension; et le 27', me trouvant à la limite de la baie de tous les Saints, j'assemblai un conseil, dans lequel je proposai d'y aller prendre ou brûler, chemin faisant, ce qui s'y trouveroit de vaisseaux ennemis. Pour cet effet, je me fus rendre compte de la quantité d'eau qui restoit dans tous les vaisseaux de l'escadre; mais il s'en trouva si peu, qu'à peine suffisoit-elle pour nous rendre à Rio-Janeiro. Ainsi il fut décidé que nous continuerions notre route, peur aller en droiture à notre destination.
te z t septembre, on trouva fond, sans avoir cependant connoissance de terre. Je fis mes remarques làdessius, et sur la hauteur que l'on avoit observée; après quoi, profitant d'un vent frais qui s'éleva à l'entrée de la nuit, je fis forcer de voiles à tous les vaisseâux de l'escadre, malgré la brume et le mauvais temps, afin d'arriver, comme je fis, à la pointe du jour précisément à l'entrée de la baie de Rio-Janeiro. Il étoit évident que le succès de cette expédition dépendoit de la promptitude, et qu'il ne fâlloit pas donner aux ennemis le temps de se reconnoître. Sur ce principe, je ne voulus pas m'arrêter à envoyer à bord de tous les vaisseaux les ordres que chacun deyoit observer en entrant : les momens étoient trop précieux. J'ordonnai donc à M. le chevalier de Courserac, qui connoissoit un peu l'entrée de ce port, de se mettre à la tête de l'escadre; et à messieurs de Goyon et de Beauve, de le suivre. Je me mis après eux, me trouvant, de cette façon, dans la situation la plus convenable pour observêr ce qu'il se passoit à la têt e et à la queue, et pour y donner ordre se



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Je fis en même temps signal à, messieurs de La Jaille et de La Moinerie-Miniac, et ensuite à tous les capitaines de l'escadre, suivant rang et la force de leurs vaisseaux, de s'avancer les uns après les autres. Ils exécutèrent cet ordre avec tant de régularité que je ne puis assez
élever leur valeur et leur bonne conduite-: je rien excepte les même les maîtres des deux traversiers et de la prise anglaise, qui, sans.changer de route, essuyèrent le feu continuel dë toutes les bâtteries, tant est grande la force de son exemple: M. le chevalier de Courserac surtout se couvrit; dans cefte journée, dune gloire éclatante par sa bonne manoeuvre, et par la fierté avec laquelle il noûs fraya, le chemin; en essuyant le premier feu de toutes les batteries.
Nous fôrcâmes donc de cette manière l'entrée de ce port, qui étôit défendue par une quantité prodigieuse d'àrtillerië et par les quatré vaisseaux et les trois frégates de guerre que comme marqué ci-dessus avoir été envoyés par le roi du Portugal pour la,défense de la place. Ils s'étôient tous traversés à l'entrée du port ; mais voyant que. le feu de leur artillerie, soutenu de,celui de Mous leurs Sorts, n'avoit pas été capable dé nous airrêter, et qùe nous allions bientôt être à portée de les aborder, et de nous emparer d'eux ils prirent le parti de couper leurs câbles, et de s'échouer sous les batteries dé la.ville. Nous eûmes, dans cette action, environ trois cents hommes hors de combat; et afin qu'on puisse juger sainement du mérite de cette entrée, j'exposerai ici quelle est la situation de ce port, et j'y joindrai celle de la ville et de ses forteresses.

410 [1711] MÉMOIRES

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La baie de Rio-Janeiro est fermée par un goulet, un quart plus étroit que celui de Brest : au milieu de ce détroit, est un gros rocher qui met les vaisseaux dans la nécessité de passera portée de fusil des forts qui en défendent l'entrée des deux côtés.
A droite est le fort de Sainte-Croix, garni de quarante-huit gros canons, depuis dix-huit jusqu'à quarante-huit,livre de balles; et une autre batterie de huit pièces, qui est un peu en dehors de, ce fort.
A gauche est le fort de Saint-Jean, et deux autres batteries de quarante-huit pieces de gros canons, qui font face au fortde Sainte-Croix.
Au dedans , à l'entrée à droite, est le fort de Notre-Dame-de-Bon Voyage, situé sur une presqu'ile, et muni-de seize pièces de canon de dix-huit a vingtquatre livres, de balles.
Vis-à-vis est le fort de Villegagnon, où il a vingt pièces du même calibre.
En°avant de ce dernier fort, est celui de Sainte Théôdore, de seize canons qui battent° la plage.Les Portugais y ont fait 'une demi-lûne.
Après tous ces forts,.on voit l'île des Chèvres, à portée de fusil. De la ville, sur laquelle est un fort. à quatre bastions, gârnis de dix pièces decanon; et sur un plateau au bas de l'île, une autre batterie de quatre pièces.
Vis-à-vis de cette île, à une des extrémités de la-ville, est le fort de la.Miséricorde, muni de dix-huit pièces de canon , qui s'avance dans la mer. Il y a encore d'autres batteries de l'autre côté de la rade, dont je n'ai pas retenu le nom; Enfin les Portugais, avertis, avoient placé des canon et élevé des retranchemens partout où ils avoienf cru qu'on pouvoit tenter une descente.

 


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La ville de. Rio-Janeiro est bâtie sur le bort de la mer, au milieu de trois montagnes qui la commandent, et qui sont couronnées de forts et de batteries.La plus proche, en entrant, est occupée ,par les jésuites; celle qui est à l'opposite, par les bénédictins et la troisième, par l'évêque du lieu
Sur celle des jésuites est le fort de:Saint-Sébastien, garni de quatorze pièces de canon et de plusieurs pierriers, un autre fort nommé de Saint-Jacques, garni de douze pièces de canon; et un troisième nommé de Sainte-Aloysie, garni de huit; et outre cela, une batterie de douze autres pièces de canon.
La montagne occuipée,par les bénédictins est aussi fortifiée de bons retranchemehs et de plusieurs batteries, qui voient, de tous côtés.
Celle-de l'évêque, nommée la Conception, est retranchée par une haie vive; et munie de distance en distance de canons qui en occupent le pone
La ville:est fortifiée par, 4 redans et par, des batteries dont les feux se croisent; du côte de la plaine, elle est défendue par un camp retranché , et par un bon fossé, plein. d'eau. Au dedans de ces retranchemens, il y a deux places d'armes qûi peuvent contenir quinze cents hommes en bataille. C'etoit en cet endroit ,que les ennemis tenoient le fort de leurs troupes, qui, consistoient en douze ou treize mille hommes au moins en comprenant régimens de troupes réglées, nouvellement amenées d'Europe par don Gaspard d'Acosta, sans compter un'nombre prodigieux de noirs disciplinés.


412 [1711] MEMOIRES

Surpris de trouver cette place dans un état si différent de celui dont on m'avoir flatté, je cherchai à m'instruire de ce qui pouvoit y avoir donné lieu; et j'appris que là reine Anne d'Angleterre avoit fait partir un paquebot pour donner avis de mon armement au roi du Portugal , lequel, n'ayant aucun vaisseau prêt pour en aller porter la nouvelle au Brésil , avoit dépêché le même paquebot pour Rio-Janeiro; et que le hasard lis oit, si 'lnen favorisé,. qu'il y étoit arrivé quinze jours avant moi. C'est sur cet avertissement que ]e gouverneur avoit fait de si grands préparatifs.
Toute la jôurnée s'étant passée à forcer l'entrée du. port, je fis avancer pendant la nuit la galiote et les deux traversiers à bombes pour commencer à bombarder; et à la pointe du jour je détachai M. le chevaliér de Gôyon avec cinq cents. hommes d''etc, pour aller s'emparer de l'île des Chèvres. Il l'exécuta dans le moment; et en chassa les Portugais si brusquement, qu'à peine eurent ils le temps d'enclouer quelques pièces de leurs canons.. Ils coulèrent à fond , en se retirant; deux gros nâ virés marchands entre la montagne des Bénédictins et l'île des' Chèvres, et firent
saûter en l'air deux de leurs vaisseaux de guerre, qui éioient échôués sous le fort de la Miséricorde ils voulurent en faire autant d'un troisième, échoué sous la pointè de l'ile des Chèvres; mais M. le chevalier de Goyon envoya dans des chaloupes commandées par messieurs de Vauréàl et de Saint-Osman, lesquels, malgré tout le feu des batteries de la plâce et des forts, s'en rendirent maîtres, et y arborèrent le pavillon du Roi. Ils ne purent cependant garder ce vaisseau à flot, parce qu'il s'étoit rempli d'eau par les ouvertures que le canon y avoit faites.

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M. le chevalier de Goyon m'ayant rendu compte de la situation avantageuse de l'île des Chèvres j'allai visiter ce poste et le trouvant tel qui Il me1'avoit dit, j'ordonnai à messieurs:de Là Ruffinière, de Kerguelin et Elian, officiers d'artillerie, d'y établir des batteries de canons et de mortiers. M. le marquis de-Saint-Simon, lieutenant de .vaisseau, fut chargé' du soin de soutenir les travailleurs, avec un corps de troupe que je lui laissai. Les uns et les autres y servirent avec tout le zèle et toute la fermeté quje pouivois souhaiter, quoiqu'ils fussent _exposés à un feu. continuel et très vif de canon et de mousqueterie.
Cependant, nos vaisseaux manquant d'eau, il n'y avoit pas un moment a perdre pour descendre à terre et, pour. s'assurer. d'une aiguade J'ordonnai pour cet effet à M. le chevalier de Beuve de faire emlia refluer là plus grande partie des troupes dans les fregates l'4in zzone:; l'Aigle, l'.Astree et la Concorde; et je le chargeai de s'emparer de quatre vaisseaux marchauds. portugais, mouillés près de l'endroit où je comptois faire une descente. Cet ordre fut exécuté pendant. la-nuit si ponctuellement, que le lendemain matin notre débarquement se fit sans confusion. et sans danger. Il est vrai que, j'avois tâché d'en ôter la connoissance aux ennemis par d'autres mouvemens, et par de fausses attaques qui attirèrent toute leur attention.


(1) Aiguade : Source d'eau douce.

414 [1711} MÉMOIRES

Le 14. septembre, toutes nos troupes, au nombre de deux mille deux cents soldats et.sept à huit cents matelots armés et exercés, se trouvèrent débarquées; ce qui forma, y compris les officiers, les gardes de la marine et les volontaires, un corps d'environ trois mille trois cents hommes. Nous avions, outre cela, près de cinq cents.bommes attaqués du scorbut, qui débarquèrent en même temps; ils furent, au bout de quatre ou cinq jours en état d'être incorporés avec lé reste des troupes.
De tout cela joint ensemhle, je composai trois brigades de trois bataillons chacune. Celle qui servoit d'avant-garde étôit commandéè par M. le chevalier de Goyon; celle,de l'arrière-garde, par M. le chevalier de Courseras et je me plaçai au centre ave la troisième, dont je donnai le détail à M. le chevalier de Beauve Je formai en même temps une ccompagnie de soixante caporaux choisis dans toutes les troupes, avec un certain nombre d'aidés de camp, et gardes de la marine et de volontaires, pour me suivre dans l'action; et se porter avec, moi dans tous leslieux où ma présence pourroit.être nécessaire.
Je fis aussi débarquer quatre petits mortiers portatifs, et vingt gros pierriers de fonte, afin d'en former une espèce d'artillerie de campagne. M. le chevalier de Beauve inventa à ce sujet des chandeliers de bois à six pates ferrées, qui se fichoient en terre, et ,sur lesquels les pierriers se plaçoient assez solidement. Cette artillerie marchoit dans le.centre au milieu du plus gros bataillon ; et quand on jugeoit à propos de s'en servir, le bataillon s'ouvroit.


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Toutes nos troupes et toutes nos munitions étant débarquées, je fis avancer M. le chevalier de Goyon et M. le chevalier de Courserac, tous deux à la tête de leurs brigades, pour s'emparer de deux hauteurs d'où l'on decouvroit toute la campagne, et une partie des mouvemens qui se faisoient dans la ville. M. d'Aüberville , capitaine des grenadiers de la brigâde de Gôyon, chassa quelques partis des ennemis d'un bois où ils etoient embusques pour nous observer, après quoi nos troupes campèrent dans cet ordre. La brigade de Goyon occupa la hauteur qui regardoiti ville, celle de Courserac s'établit sur la montagne a l'opposé, et je ` me plaçai au milieu, avec la brigade du centre, Par cette situation, nous étions à portée de nous soutenir les uns et les autres, et nous demeurions les maîtres du bord de la mer, ou les chaloupes faisoientde l'eau et apportoient continuellement de .nos vaisseaux les mûnitions de guerre et de bouche dont nous avions besoin. M.Ae,RiCônart; intendânt de l'escadre, avoit soin de ne nous en point laisser manquer, et de faire fournir tous les matériaux nécessaires à l'établissement de nos batteries.
Le 15 septembre, voulant examiner si je ne pourrois pas couper la retraite aux énnemis, et leur faire voir que nous étions maîtres de la campagne, j'ordonnai que toutes les troupes se missént sous les armes, et je les fis avancer dans la plaine, détachant jusqu'à la portée du fusil de la ville des partis qui tuèrent des bestiaux et pillèrent des maisons, sans trouver d'opposition, et même sans que les ennemis fissent aucun mouvement. Leur dessein étoit de nous attirer dans leurs retranchemens, qui étoient les mêmes où ils avoient engagé et défait M. Du Clerc. Je pénétrai sans peine ce dessein, et voyant qu'ils continuoient à être immobiles, je fis retirer les troupes en bon ordre.

416 [1711] MEMOIRES

Cependant, je donnai toute mon attention à bien reconnoître le terrain : je le trouvai si impraticable, que quand j'aurois eu quinze mille hommes, il m'auroit été impossible d'empêcher ces gens-là de sauver leurs richesses dans les bois et dans les montagnes. J'en fus encore mieux convaincu lorsqu' ayant remarqué un parti ennemi au pied d'une montagne, et ayant fait couler des troupes à droite et à gauche pour le couper, elles trouverent un marais et des broussailles qui les arrêtèrent tout court, et les fôrcérent de revenir sur leurs pas.
Le 16, un de nos dérachemens s'étant avancé les ennemis firent jouer un fourneau avec tant de précipitatiop, qu'il ne nous-fit aucun mal. Le même jour, je chargeai messieurs de Beauve et de Blois d'établir une batterie de dix canons sur une presqu'ile qui prenoit à revers 1es batteries et une partie des retranchemens de la hauteur des Bénédictins.
Le 17 les ennemis brûlèrent quelques mâgasins qu'ils avoient au Bord de la mer, et qui étoient remplis de caisses de sucre, d'agrès et de munitions. Ils firent aussi sauter en l'air le troisième vaisseau de guerre qui etoit demeuré échoué sous les retranchemens des Bénédictins; ils brûlèrent aussi les deux frégates du roi de Portugal.
Dans l'intervalle de tous ces mouvemens, quelques partis ennemis, connoissant les routes du pays, se coulèrent le long des défilés et des bois qui bordoient notre camp; et, après avoir tenté quelques attaques de jour, ils surprirent pendant la nuit trois de nos sentinelles, qu'ils enlevèrent sans bruit. Il y eut aussi .quelques-uns de nos maraudeurs qui tombèrent entre leurs mains : cela leur fit naître l'idée d'un stratagème assez singulier.

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Un Normand, nommé Du Bocage, qui, dans les précédentes guerres, avoit commandé un ou deux bâti-mens français armés en course , avoit depuis passé au service du Portugal : il s'y étoit fait naturaliser, et il étoit parvenu à monter de leurs vaisseaux de guerre. Il commandoit à Rio-Janeiro le second de ceux que nous y avions trouvés; et, après l'avoir fait sauter, il s'étoit chargé de la garde des retranchemens des Bénédictins. Il s'en acquitta si bien, et fit servir, ses canons si à propos, que nos traversiers à bombes en furent très-incommodés, et plusieurs de nos chaloupes furent très-maltraitées; une entre autres, chargée de quatre gros canons de fonte, fut percée de deux boulets; et elle alloit couler bas, si je ne m'en fusse aperçu par hasard en revenant de l'île des Chèvres, et si je ne l'avois pas prise à la remorque avec mon canot. Ce Du Bocage voulant faire parler de lui, et gagner la confiance des Portugais; auxquels, comme Français, il étoit toujours un peu suspect, imagina de se déguiser en matelot, avec un bonnet, un pourpoint, et des culottes goudronnées. Dans cet équipage, il se fit conduire par quatre soldats portugais à la prison où nos maraudeurs et nos sentinelles enlevées étoient enfermés. On le mit aux fers avec eux, et il se donna pour un matelot de l'équipage d'une des frégates de Saint-Malo, qui, s'étant écarté de notre camp, avoit été pris par un parti portugais. Il fit si bien son personnage, qu'il tira de nos pauvres Français, trompés par son déguisement, toutes les lumières qui pouvoient lui faire connoître le fort et le foible de nos troupes;sur quoi les ennemis prirent la résolution d'attaquer notre camp.

418 [I7II] MEM01RES


Ils firent pour cet effet soi•tir.de leurs retranchemens avant que le jour paraît, quinze cents hommes de troupe réglées; qui s'avancèrent, sans être découverts, jusqu'au pied de la montagne occupée par la brigade de Goyon. Ces troupes furent suivies par un corps de milices qui se posta à moitié chemin de notre camp, à couvert d'un bois, et à portée de soutenir ceux qui nous devoient attaquer.
Le poste avancé qu'ils avoient dessein d'emporter étoit situé sur une éminence à mi-côte, où il y avoit une maison crénelée qui nous servoit. de corps-de garde ; et quarante pas au-dessus régnoit' une haie vive, fermée par une barrière. Les ennemis firent passer, lorsque le jour commença à paroître, plusieurs bestiaux devant cette barrière. Un de nos sergens et quatre, soldats avides les ayant aperçus, ouvrirent, pour s'en saisir, la.barrière, sans en avertir l'officier; mais à peine eurent-ils fait quelques pas que les Portugais embusqués firent feu sur eux, tuèrent le sergent et deux des soldats : ils entrèrent ensuite, et montèrent vers le corps-de-garde. M. de Liesta, qui gardoit ce poste avec cinquante hommes, quoique surpris et attaqué vivement, tint ferme, et donna le temps à M. le chevalier de Goyon d'y envoyer M. de Boutteville, aide-major, avec les compagnies de M. de Droualin et d'Auberville. Il me dépêcha. en même temps un aide-de-camp, pour m'informer de ce qui se passoit ; et, en attendant mes ordres, il fit mettre toute sa brigade sous les armes, et prête à charger.

DE DUGUAY-TROUIN. [1711] 419 .

A l'instant je fis partir deux cents.grcnadiers par un chemin creux, avec ordre de prendre les ennemis en flanc aussitôt qu'ils verroient l'action engagée ; et je fis mettre toutes les autres troupes en mouvement. Je courus ensuite vers le lieu du combat avec ma compagnie de caporaux : j'y arrivai assez à temps pour être témoin de la valeur et de la fermeté avec laquelle messieurs de Liesta, de Droualin et d'Auberville soutenoient, sans s'ébranler, tous les efforts des ennemis. A l'approche des troupes qui me suivoient, ils se retirèrent précipitamment, en laissant sur le champ de bataille plusieurs de leurs soldats tués, et quantité de blessés. J'interrogeai ces derniers; et, apprenant d'eux les circonstances que je viens de rapporter, je ne jugeai pas à propos de m'engager dans ce bois et dans ces défilés. Ainsi je fis faire halte aux grenadiers et à toutes les autres troupes qui étoient en marche. En prenant un autre parti, je donnois au milieu de l'embuscade, où le corps des milices étoit posté.
M. de Pontlo-de-Coëtlogon, aide-de-camp de M. le chevalier de Goyon , fût blessé en cette occasion , et nous eûmes trente soldats tués ou blessés. Ce même jour, la batterie dont j'avois laissé le soin à messieurs de Beauve et de Blois commença à tirer sur les retranchement des Bénédictins.
Le 19 M. de La Ruffinière, commandant de l'artillerie, me manda qu'il avoit sur l'île des Chèvres cinq mortiers et dix-huit pièces de canon de vingt-quatre livres de balles, prêtes à battre en brèche, et qu'il attendoit mes ordres pour démasquer les batteries. Je crus qu'il étoit temps de sommer le gouverneur, et j'envoyai un tambour lui porter cette lettre :

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"Le Roi mon maître voulant, monsieur, tirer raison de la cruauté exercée envers les officiers et les troupes que vous fîtes prisonniers l'année dernière; et Sa Majesté étant bien informée qu'après avoir fait massacrer les chirurgiens, à qui vous aviez permis de descendre de ses vaisseaux pour panser les blessés, vous avez encore laissé périr de faim et de misère une partie de ce qui restoit de ces troupes, les retenant toutes en captivité, contre la teneur du cartel d'échange arrêté entre les couronnes de France et de Portugal, elle m'a ordonné d'employer ses vaisseaux et ses troupes à vous forcer de vous mettre à sa discrétion, et de me rendre tous les prisonniers français ; comme aussi de faire payer aux habitans de cette colonie des contributions suffisantes pour les punir de leurs cruautés, et qui puissent dedômmager amplement Sa Majesté de la dépense qu'elle a faite pour un armement aussi considérable. Je n'ai point voulu vous sommer de vous rendre que je ne me sois vu en état de vous y contraindre; et de réduire votre pays et votre ville en cendres, si vous ne vous rendez à la discrétion du Roi mon maître, qui m'a commandé de ne point détruire ceux qui se soumettront de bonne grâce, et qui se repentiront del'avoir offensé dans la personne de ses officiers et de ses troupes. J'apprends aussi, monsieur, que l'on a fait assassiner M. Du Clerc, qui les commandoit : je n'ai point voulu user de représailles sur les Portugais qui sont tombés en mon pouvoir, l'intention de Sa Majesté n'étant point de faire la guerre d'une façon indigne d'un roi très-chrétien; et je veux croire que vous avez trop d'honneur pour avoir eu part à ce honteux massacre. Mais ce n'est pas assez : Sa Majesté veut que vous m'en nommiez les autèurs, pour en faire une justice, exemplaire. Si vous différez d'obéir à sa volonté, tous vos canons, toutes vos barricades ni toutes vos troupes ne m'empêcheront pas d'exécuter ses ordres, et de porter le fer et le feu dans toute l'étendue de ce pays. J'attends, monsieur, votre réponse; faites la prompte et décisive: autrement vous connoîtrez que si jusqu'à présent je « vous ai épargné , ce n'a été que pour m'épargner à moi-même l'horreur d'envelopper les innocents avec les coupables.Je suis, monsieur, très-parfaitement., etc.

 
 

Le gouverneur renvoya mon.tambour avec cette réponse :

J'ai vu, monsieur, les motifs qui vous ont engagé à venir de France en ce pays. Quant au traitement des prisonniers français, il a été suivant. l'usage de la guerre : il ne leur a manqué ni pain de munition, ni aucun des autres secours, quoi qu'ils ne le méritassent pas, par 1a manière dont ils ont attaqué ce pays du Roi mon maître, sans en avoir de commission du roi Très-Chrétien,.mais faisant seulement la course. Cependant je leur ai accordé la vie au nombre de six cents hommes, comme ces mêmes prisonniers le pourront certifier ; je les ai garantis de la fureur des Noirs, qui les vouloient tous passer au fil de l'épée; enfin je n'ai manqué en rien de tout ce qui les regarde; les ayant traités suivant les intentions du Roi mon maître. A l'égard de la mort de M. Du Clerc , je l'ai mis, à sa sôllicittation , dans la meilleure maison de ce pays , où il a été tué. Qui l'a tué C'est ce que l'on n'a pu vérifier, quelques diligences que l'on ait faites, tant de mon côté que de celui de la justice. Je vous assure que si l'assassin se trouve, il sera châtié comme il le mérite. En tout ceci, il ne s'est rien passé qui ne soit de la pure vérité, telle que je vous l'expose.. Pour ce qui est de vous remettre ma place, quelques me-naces que vous me fassiez, le Roi mon maître me l'ayant confiée, je n'ai point d'autre réponse à vous faire, sinon que je suis prêt à la défendre jusqu'à la dernière goutte de mon sang. J'espère que le Dieu des armées ne m'abandonnera pas dans une cause aussi juste que celle de la défense de cette place, dont vous voulez vous emparer sur des prétextes frivoles et hors de saison, Dieu conserve votre seigneurie
« Je suis, monsieur, etc.

« Signe Don Francisco DE CASTRO-MORES.»


Sur cette réponse, je résolus d'attaquer vivement la place; et j'allai avec M. le chevalier de Beauve tout le long de la côte, pour reconnoître les endroits par où. nous pourrions le plus aisément forcer les ennemis. Nous remarquâmes cinq vaisseaux portugais mouillés près des Bénédictins, qui me parurent propres ,à servir d'entrepôt aux troupes que je pourrois destiner à l'attaque de ce poste. Je fis avancer, par précaution, le vaisseau le Mars entre nos deux batteries et ces cinq vaisseaux, afin qu'il se trouvât tout porté pour les soutenir quand il en seroit question.

DE DUGUAY-TBOUIN.-[1711] 423

Le 20 je donnai ordre au Brillant de venir mouiller près du Mars.. Ces deux vaisseaux et nos batteries firent un feu continuel, qui rasa une partie des retranchemens; et je disposai toutes choses pour livrer l'assaut le lendemain à la pointe du jour.
Pour cet effet, aussitôt que la nuit fut fermée, je fis embarquer dans des chaloupes les troupes destinées à l'attaque des retranchemens des Bénédictins, avec ordre de s'aller loger, avec le moins de bruit qu'il seroit possible, dans les cinq vaisseaux que nous avions remarqués. Elles se mirent en devoir de le faire; mais un orage qui survint les ayant fait apercevoir à la lueur des éclairs, les ennemis firent sur ces chaloupes un très-grand feu de mousqueterie. Les dispositions que j'avois vues dans l'air m'avoient fait prévoir cet inconvénient , et pour y remédier j'avois envoyé ordre avant la nuit, au Brillant et au Mars, et dans toutes nos batteries, de pointer de jour tous leurs canons sur les retranchemens, et de se tenir prêts à tirer dans le moment qu'ils verroient partir le coup d'une pièce de la batterie où je m'étois posté. Ainsi, dès que les ennemis eurent commencé à tirer sur nôs chaloupes, je mis moi-même le feu au canon qui devoit servir de signal, lequel fut suivi dans l'instant d'un feu général et continuel des batteries et des vaisseaux qui, joint aux éclats redoublés d'un tonnerre affreux, et aux éclairs qui se succédoient les uns aux autres sans laisser presque aucun intervalle, rendoit cette nuit affreuse. La consternation fut d'autant plus grande parmi les habitans; qu'ils crurent que j'allois leur donner assaut au milieu de la nuit.

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Le 21, à la petite pointe du jour, je m'avançai à la tête des troupes pour commencer l'attaque-du côté de la Conception; et j'ordonnai à M. le chevalier de Goyon de filer le long de la côte avec sa brigade, et d'attaquer les ennemis par un autre endroit. J'envoyai en même temps ordre aux troupes postées dans les cinq vais-seaux de donner l'assaut aux retranchemens des Bénédictins.
Dans le moment que tout alloit s'ébranler, M. de la Salle, qui avoit servi à M. Du Clerc d'aide de camp, et qui étoit resté prisonnier dans Rio-Janeiro, parut, et vint me dire que la populace et les milices, effrayées de notre grand feu dès qu'il avoit commencé, et ne doutant point qu'il ne fût question d'un assaut général, avoient été frappées d'une terreur si grande, que dès ce temps-là même elles avoient abandonné la ville avec une confusion que la nuit et l'orage avoient rendue extrême, et que cette terreur s'étant communiquée aux troupes réglées, elles avoient été entraînées par le torrent; mais qu'en se retirant elles avoient mis le feu aux magasins les plus riches, et laissé des mines sous les forts des Bénédictins et des Jésuites, pour y faire périr du moins une partie de nos troupes; qu'ayant vu de quelle importance il étoit de m'en avertir à temps, il n'avoit rien négligé pour cela, et qu'il avoit profité du désordre pour s'échapper.
Toutes ces circonstances, qui me parurent d'abord incroyables, et qui pourtant se trouvèrent bien vraies, me .firent presser ma marche. Je me rendis maître sans résistance, mais avec précaution , des retranchemens de la Conception , et de ceux des Bénédictins ; ensuite, m'étant mis à la tête des grenadiers, j'entrai dans la place, et je m'emparai de tous les forts, et des autres postes qui méritoient attention

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. Je donnai en même temps ordre d'éventer les mines : après quoi j'établis la brigade de Courserac sur la montagne des Jésuites, pour en garder tous les forts.
En entrant dans cette ville abandonnée , je fus sur-pris de trouver d'abord sur ma route les prisonniers qui étoient restés de la défaite de M. Du Clerc. Ils avoient, dans la confusion, brisé les portes de leurs prisons, et s'étoient répandus de tous côtés dans la ville, pour piller les endroits les plus riches. Cet objet excita l'avidité de nos soldats, et en porta quelques-uns à se débander : j'en fis faire, sur-le-champ même, un châtiment sévère qui les arrêta, et j'ordonnai que tous ces prisonniers fussent conduits et consignés dans le fort des Bénédictins.
J'allai après cela rejoindre messieurs de Goyon et de Beauve , auxquels j'avois laissé le commandement du reste des troupes, étant bien aise de conférer avec eux sur les mesures que nous avions à prendre afin d'empêcher, ou tout au moins afin de diminuer, le pillage dans une ville. ouverte, pour ainsi dire, de toutes parts. Je fis ensuite poser des sentinelles et établir des corps-de-garde dans tous les endroits nécessaires, et j'ordonnai que l'on fît jour et nuit des patrouilles, avec défense, sous peine. de la vie, aux soldats et aux matelots, d'entrer dans la ville. En un mot, je ne négligeai aucunes de toutes les, précautions praticables; mais la fureur du pillage l'emporta sur la crainte du châtiment. Ceux qui composoient les corps-de-garde et les patrouilles furent les premiers à augmenter le désordre pendant la nuit; en sorte que, le lendemain matin , les trois quarts des magasins etdes maisons se trouvèrent enfoncés,

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les vins répandus, les vivres, les marchandises et les meubles épars au milieu des rues et de la fange; tout enfin dans un désordre et dans une confusion inexprimable. Je fis, sans rémission , casser la tête à plusieurs qui se trouvèrent dans le cas du ban publié. Mais tous les châtimens réitérés n'étant pas capables d'arrêter cette fureur, je pris le parti, pour sauver quelque chose, de faire travailler les troupes; depuis le matin jusqu'au soir, à porter dans des. magasins tous les effets que l'on put ramasser; et M. de Ricouart y plaça des écrivains (1), et des gens de confiance.
Le 23 j'envoyai sommer le fort de Sainte-Croix, qui se rendit. M. de Beauville, aide-major général, en prit possession, ainsi que des forts de Saint-Jean et de Villegagnon, et des autres de l'entrée. Il fit, par mon ordre, enclouer tous les canons des batteries qui n'étoient pas fermées.
Sur ces entrefaites, j'appris; par différens Noirs transfuges, que le gouverneur de la ville, et don Gaspard d'Acosta, commandant de la flotte, avoient ras-semblé leurs troupes dispersées, et qu'ils s'étoient retranchés à une lieue de nous, où ils attendoient un, puissant secours des mines, sous la conduite de don Antoine d'Albuquerque, général d'un grand renom chez les Portugais. Ainsi je trouvai à propos de me précautionner contre eux. J'établis, pour cet effet, la brigade de Goyon à la garde des retranchemens qui regardoient la plaine; et je me plaçai avec la brigade du centre sûr les hauteurs de la Conception et des Bénédictins me mettant par là à portée de donner du secours à ceux qui en auroient besoin. La brigade de Courserac étoit déjà postée, comme je l'ai dit, sur la montagne des Jésuites.

(1) Ecrivains : Employés qui ont été remplacés depuis par Ics commis aux approvisionnemcns.

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Ayant l'esprit tranquille de ce côté-là , je donnai mon attention aux intérêts du Roi et à ceux des armateurs. Les Portugais avoient sauvé leur or dans les bois, brûlé ou coulé à fond leurs meilleurs vaisseaux, et mis le feu à leurs magasins les plus riches : tout le reste étoit en proie à l'avidité des soldats, que rien ne pouvoit arrêter. D'ailleurs il étoit impossible de garder cette place, à cause du peu de vivres que j'avois trouvés, et de la difficulté de pénétrer dans les terres pour en recouvrer Tout cela bien considéré, je fis dire au gouverneur que , s'il tardoit à racheter sa ville par une contribution, j'allois la mettre en cendres, et en saper jusqu'aux fondemens. Afin de lui rendre même cet avertissement plus sensible, je détachai deux compagnies de grenadiers, pour aller brûler toutes les maisons de campagne à demi-lieue à la ronde. Ils exécutèrent cet ordre; mais étant tombés dans un corps de Portugais fort supérieur, ils auroient été taillés en pièces, si je n'eusse eu la précaution de les faire suivre par deux autres compagnies commandées par messieurs de Brugnon et de Cheridan, lesquelles, soutenues de ma compagnie de caporaux, enfoncèrent les ennemis, en tuèrent plusieurs, et mirent le reste en fuite. Leur commandant, nommé Amara, homme en réputation parmi eux, demeura sur la place. M. de Brugnon me présenta ses armes, et son cheval, l'un des plus beaux que j'aie vus.

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Cet officier s'étoit fort distingué dans cette action : ils avoient, lui et M. de Cheridan, percé les premiers, la baïonnette au bout du fusil. Cependant comme je vis que l'affaire pouvoit devenir sérieuse, par rapport au voisinage du camp des ennemis, je fis avancer deux bataillons sous le commandement de M. le chevalier de Beauve Il pénétra plus avant, brûla la maison qui servoit de de-meure à ce commandant, et se retira.
Après cet échec, le gouverneur m'envoya le président de la chambre de justice avec un de ses mestres de camp, pour traiter du rachat de la ville. Ils commencèrent par me dire que le peuple les ayant abandonnés pour transporter ses richesses bien avant dans les bois et dans les montagnes, il leur étoit impossible de trouver plus de six cent mille cruzades : encore demandoient-ils un assez long terme pour faire revenir.l'or appartenant au roi de Portugal, qu'ils disoient aussi avoir été porté très loin dans les terres. Je rejetai la proposition, et congédiai ces députés, après leur avoir fait voir que je faisois ruiner tous les lieux que le feu ne pourroit pas entièrement détruire.
Ces gens partis, je n'entendis plus parler du gouverneur; j'appris au contraire, par des Nègres déserteurs, que cet Antoine d'Albuquerque s'approchoit, et devoit le joindre incessamment avec un puissant secours; et qu'il lui avoit dépêché un exprès pour l'en avertir. Inquiet .de cette nouvelle, je compris la nécessité où j'étois de faire un effort avant leur jonction, si je voulois tirer parti d'eux. Ainsi j'ordonnai que toutes mes troupes, que j'avois recrutées d'environ cinq cents hommes restés de la défaite de M. Du Clerc, décampassent, et se missent en marche sans tambour et à la sourdine, quand la nuit seroit un peu avancée avancée.

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Cet ordre fut exécuté, malgré l'obscurité et la difficulté des chemins, avec tant d'ardeur et de régularité, que je me trouvai à la pointe du jour en présence des ennemis. L'avant-garde, commandée par M. le chevalier de Goyon, ne fit halte qu'à demi-portée de fusil de la hauteur qu'ils occupoient, et sur laquelle leurs troupes parurent en bataille : elles avoient été rénforcées de douze cents hommes arrivés depuis peu du quartier de l'Ile-Grande. Je fis ranger tous nos bataillons en front de bandière, autant que le terrain put le permettre, prêt à leur livrer combat; et j'eus soin de faire occuper les hauteurs et les défilés, détachant eu même temps divers petits corps pour aller faire un assez grand tour, avec ordre de tomber sur le flanc des ennemis aussitôt qu'ils auroient connoissance que l'action seroit engagée.
Le gouverneur surpris envoya un jésuite, homme d'esprit, avec deux de ses principaux officiers, pour me représenter qu'il avoit offert pour racheter sa ville tout l'or dont il pouvoir disposer, et que, dans l'impossibilité où il étoit d'en trouver davantage, tout ce qu'il pouvoit faire étoit d'y joindre dix mille cruzades de sa propre bourse, cinq cents caisses de sucre, et tous les bestiaux dont je pourrois avoir besoin pour la subsistance de nos troupes; que si je refusois d'accepter ces offres, j'étois le maître de les combattre, de détruire la ville et la colonie, et de prendre tel autre parti que je jugerois à propos.
J'assemblai le conseil là-dessus, lequel conclut unanimement que si nous passions sur le ventre de ces gens, là, bien loin d'en tirer avantage, nous perdrions l'unique espoir qui nous restoit de les faire contribuer

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et qu'il ne falloit pas balancer d'accepter cette proposition. J'en compris aussi la nécessité. Je me fis donner en conséquence sur-le-champ douze des principaux officiers pour otages; et je pris une soumission de payer les six cent mille cruzades dans quinze jours, et de me fournir tous les bestiaux dont j'aurois besoin. On arrêta en même temps qu'il seroit permis à tous les marchands portugais de venir à bord de nos vaisseaux et dans la ville, pour y racheter les effets qui leur conviendroient, en payant comptant.
. Le lendemain 11 octobre, don' Antoine d'Albuquerque arriva au camp des ennemis avec trois mille hommes de troupes réglées, moitié cavalerie et moitié infanterie. Pour s'y rendre plus promptement, il avoit fait mettre l'infanterie en croupe, et il s'étoit fait suivre par plus de six mille Noirs bien armés, qui arrivèrent le jour suivant. Ce secours, quoique venant un peu tard, étoit trop considérable pour que je ne redoublasse pas mes attentions : je me tins donc continuellement sur mes gardes, d'autant plus que les Noirs qui se rendoient à nous assuroient que, malgré les otages livrés, les Portugais vouloient nous surprendre et nous attaquer pendant la nuit; mais cela ne m'empêcha pas de faire travailler à porter dans nos vaisseaux toutes les caisses de sucre, et à remplir nos magasins de ce que l'on put rassembler d'autres effets. La plus grande partie, n'étant propre que pour la mer du Sud, auroit tombé en pure perte; si on les avoit apportés en France. La difficulté étoit d'avoir des bâtimens capables d'entreprendre un tel voyage : il ne s'en trouva qu'un seul de six cents tonneaux en état d'y aller, encore ne pouvoit il contenir qu'une partie des marchandises ; de manière que, pour sauver le reste, nous jugeâmes à propos, M. de Ricouart et moi d'y joindre la Concorde.

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J'ordonnai en conséquence qu'on travaillât jour et nuit à charger ces deux vaisseaux ; et comme il restoit encore cinq cents caisses de sucre, je les fis mettre dans la moins mauvaise de nos prises, que chaque vaisseau contribua à équiper, et dont M. de La Ruffinière prit le commandement. Les autres vaisseaux pris furent vendus aux Portugais,. ainsi que les marchandises gâtées, dont on tira le meilleur parti que l'on put.
Le 4 novembre, les ennemis ayant achevé leur der-nier paiement, je leur remis la ville, et je fis embarquer les troupes, gardant seulement le fort de l'île des Chèvres et celui de Villegagnon, ainsi que ceux de l'entrée, afin d'assurer notre départ.
Je fis ensuite mettre le feu au vaisseau de guerre portugais que l'on n'avoit pu relever, et à un autre vaisseau marchand que l'on n'avoit pas trouvé à vendre.
Dès le premier jour que j'étois entré dans la ville, j'avois eu un très grand soin de faire rassembler tous les vases sacrés, l'argenterie et les ornemens des églises et je les avois fait mettre, par nos aumôniers, dans de grands coffres, après avoir fait punir de mort tous les soldats ou matelots qui avoient eu l'impiété de les profaner, et qui s'en étoient trouvés saisis. Lorsque je fus sur le point de partir, je confiai ce dépôt aux jésuites, comme aux seuls ecclésiastiques de ce pays-là qui m'avoient paru dignes de ma confiance; et je les chargeai, de le remettre à l'évèque du lieu.

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Je dois rendre à ces pères la justice de dire qu'ils contribuerent beaucoup à sauver cette florissante colonie, en portant le gouverneur à racheter sa ville; sans quoi je l'aurois rasée de fond en comble, malgré l'arrivée d'Antoine Albuquerque et de tous ses Noirs. Cette perte, qui auroit été irréparable pour le roi de Portugal, n'auroit été d'aucune utilité à mon armement.
Avant que de parler de mon retour en France, il est bien juste de témoigner ici que le succès de cette expédition. est dû à la valeur de la plupart des ofciers en général, et à celle des capitaines en particulier; mais surtout à la fermeté et à la bonne con-duite de messieurs de Goyon, de Courserac, de Beauve et de Saint-Germain. Ces quatre officiers me furent d'une ressource infinie dans tout le cours de cette entreprise; et j'avoue avec plaisir que c'est par leur activité, par leur courage et par leurs conseils que je suis parvenu à surmonter un grand nombre d'obstacles qui me paroissoient au-dessus de nos forces.
Le 13, toute l'escadre mit à la voile; et le même jour les bâtimens destinés pour la mer du Sud partirent aussi bien équipés de tout ce qui leur étoit nécessaire. J'embarquai sur nos vaisseaux un officier, quatre gardes de la marine, et près de cinq cents soldats restant de l'aventure de M. Du Clerc : tous les autres officiers avoient été envoyés à la baie de tous les Saints. J'avois formé la résolution de les y aller délivrer; et il est certain que je. l'aurois exécutée, et même que j'aurois tiré de cette colonie une autre contribution, si je n'avois eu le malheur d'être cruellement traversé par les vents contraires pendant plus de quarante jours : de sorte qu'il nous restoit à peine des vivres suffisamment pour nous conduire en. France.

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Dans cette situation, il y auroit eu de la témérité et même de la folie à s'exposer aux plus grandes extrémités.
Ce défaut de vivres nous fit délibérer si nous irions relâcher aux îles de l'Amérique : la seule incertitude de pouvoir y en trouver assez pour un si grand nombre de vaisseaux m'empêcha de prendre ce parti. Nous fûmes même dans l'obligation de laisser la prise chargée de sucre, parce qu'elle nous faisoit perdre trop de chemin, et que, dans l'état où nous étions, le moindre retardement nous exposoit à de fâcheux événemens. La frégate l'Aigle eut ordre de conserver cette ,prise, et de l'escorter jusque dans le premier port de France.
Le décembre, après avoir essuyé bien des vents contraires, nous passâmes la ligne équinoxiale; et, le 29 janvier 1712 nous nous trouvames à la, hauteur des Açores. Jusque là toute l'escadre s'étoit conservée; mais nous fûmes pris sur ces parages de trois coups de vent consécutifs, et si violens qu'ils nous séparèrent tous les uns des autres. Les gros vaisseaux furent dans un danger évident de périr : le Lis, que je montois, quoique l'un des meilleurs de l'escadre', ne pouvoit gouverner, par l'impétuosité du vent; et je fus obligé de me tenir en personne au gouvernail pendant plus de six heures, et d'être continuellement attentif à prévenir toutes les vagues qui pourroient faire venir le vaisseau en travers. Mon attention n'empêcha pas que toutes mes voiles ne fussent emportées, que toutes mes chaînes de haubans ne fussent rompues les unes après les autres, et que mon grand mât ne rompît entre les deux ponts : nous faisions d'ailleurs de l'eau à trois pompes;

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et ma situation devint si pressante au milieu de la nuit, que je me trouvai dans le cas d'avoir recours aux signaux d'incommodité, en tirant des coups de canon, et mettant des feux à mes haubans. Mais tous les vaisseaux de mon escadre, étant pour le moins aussi maltraités que le mien, ne purent me conserver; et je me trouvai avec la seule frégate l'Argonaute, montée par M. le chevalier Du Bois de La Mothe, qui dans cette occasion voulut bien s'exposer à périr pour se tenir à portée de me donner du secours.
Cette tempête continua pendant deux jours avec la même violence; et mon vaisseau fut sur le point d'en être abymé, en faisant un effort pour joindre trois de mes camarades, que je découvrois sous le vent. En effet, ayant voulu faire vent arrière sur eux avec les fonds de ma misaine (t) seulement, une grosse vague vint de l'arrière, qui éleva ma poupe en l'air et dans le même instant il en vint une autre encore plus grosse,de l'avant, qui, passant par dessus mon beaupré et ma hune de misaine, engloutit tout le devant de mon vaisseau jusqu'à son grand mât. L'effort qu'il fit pour déplacer cette épouvantable colonne d'eau dont il étoit affaissé nous fit dresser les cheveux, et envisager pendant quelques instans une mort inévitable au milieu des abymes de la mer. La secousse des mâts et de toutes les parties du vaisseau fut si grande, que c'est une espèce de miracle que nous n'y ayons pas péri; et je ne le comprends pas encore.

(i) Les fonds de ma misaine : Le milieu de la partie basse de cette 'voile, tous les ris étant pris (voyez la note i de la page 315), et les angles inférieurs plus ou moins retroussés.

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Cet orage apaisé, je rejoignis le Brillant, l'Argonaute, la Bellone, l'Amazone et l'Astree. Nous mîmes plu-sieurs fois en travers, pour attendre le reste de l'escadre et n'en ayant pas eu connoissance , nous entrâmes dans la rade de Brest le 6 février 1712. L'Achille et le Glorieux s'y rendirent deux jours après nous. Le Mars ayant été démâté de tous ses mâts, se trouva dans un danger évident, faute de vivres; et après avoir infiniment souffert, il arriva dans le port de la Corogne, d'où il se rendit au Port-Louis.
L'Aigle,le relâcha à l'île de Cayenne avec la prise qu'il escortoit : il y périt à l'ancre, et son équipage s'embarqua dans cette prise, pour repasser en France.
A l'égard du Magnanime et du Fidèle, je me flat-tai longtemps de jour en jour de les voir arriver : mais on n'en a eu depuis aucunes nouvelles; et on ne peut douter à présent que, dans cette horrible tempête, il ne leur soit arrivé quelque aventure à peu près pareille à celle du Lis, dont ils ont eu le malheur de ne se pas tirer comme moi..
Ces deux vaisseaux avoient près de douze cents hommes d'équipage, et quantité d'officiers et de gardes de la marine, gens de mérite et de naissance, que je regretterai toujours infiniment; mais entre autres M. le chevalier de Courserac, mon fidèle compagnon d'armes, qui, dans plusieurs de mes expéditions, m'avoit secondé avec une.valeur peu commune, et qui. rappor toit en France la gloire distinguée de nous avoir.frayé l'entrée du port de Rio-Janeiro, comme je l'ai dit. La tendre estime. qui nous unissoit depuis très-longtemps, et qui n'avoit jamais été traversée par un moment de froideur, m'a fait ressentir sa perte aussi vivement que celle de mes frères.

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Ma confiance,en lui étoit si grande, que j'avois fait charger sur le Magnanime, qu'il montoit, plus de six cent mille livres en or et en argent. Ce vaisseau étoit, outre cela, rempli d'une grande quantité de marchandises. Il est vrai que c'étoit le plus grand de l'escadre, et le plus capable, en apparence, de résister aux efforts de la tempête et à ceux des ennemis. Presque toutes nos richesses étoient embarquées sur ce vaisseau, et sur celui que je montois.
Les retours du chargement des deux vaisseaux que j'avois envoyés à la mer du Sud , joints à l'or et aux autres effets apportés de Rio-Janeiro, payèrent la dépense de mon armément, et donnèrent quatre-vingt-douze pour cent de profit à ceux qui s'y étoient intéressés. Il est encore resté à la mer du Sud plus de cent mille piastres de mauvais crédits, par la friponnerie de ceux auxquels on s'est confié. Cette perte , jointe à celle des vaisseaux le Magnanime, le Fidèle et l'Aigle, fit manquer encore cent pour cent de bénéfice : ce sont de ces malheurs que toute la prudence humaine ne peut empêcher.
Les avantages que l'on a retirés de cette expédition sont petits, en comparaison du dommage que les Portugais en ont souffert, tant par la contribution à laquelle je les forçai que par la. perte de quatre vaisseaux et de deux frégates de guerre, et de plus de soixante vaisseaux marchands; outre une prodigieuse quantité de marchandises brûlées, pillées, ou embarquées sur nos vais-seaux. Le seul bruit de cet armement causa une grande diversion et beaucoup de dépense aux Hollandais et aux Anglais.

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Ces derniers mirent d'abord en mer une escadre de vingt vaisseaux de guerre, dans le dessein de me bloquer dans la rade de Brest; et, appréhendant que mon armement ne fût destiné à porter le Prétendant en Angleterre, ils rappelèrent de Flandre six mille hommes de leurs troupes, et se donnèrent de grands mouvemens pour se mettre en état de s'opposer à une descente sur leurs côtes. Ils envoyèrent en même temps des vaisseaux d'avis et des navires de guerre dans leurs principales colonies, avec une inquiétude d'autant plus grande qu'ils ignoroient absolument la destination de mon armement.
Deux mois après mon arrivée à Brest, je me rendis à Versailles pour faire ma cour au Roi : il eut la bonté de me témoigner beaucoup de satisfaction de ma conduite, et une grande disposition à m'en accorder la récompense. M. le comte de Pontchartrain me protégea ouvertement dans cette occasion, et me rendit auprès de Sa Majesté de si bons offices, que, malgré les brigues et la malignité des jaloux et des envieux, elle fut sur le point de me nommer dès lors chef d'escadre, par une promotion particulière. Mais comme il y avoit nombre d'anciens capitaines de vaisseaux distingués par leurs services et par leur naissance, Sa Majesté jugea à propos de différer jusqu'à une promotion générale; et, en attendant, elle eut la bonté de me gratifier d'une pension de deux mille livres sur l'ordre de Saint-Louis.
[1715] J'étois à Versailles lorsque le Roi voulut bien m'honorer de la cornette (t) : c'étoit au commencement du mois d'août 1715.

(i) Cornette : Pavillon carré qui est terminé par deux pointes,. et qu'on déploie à la tête du mât d'artimon (du mât de l'arrière ).C'est une marque de distinction qui n'est arborée que dans les vaisseaux commandés par des chefs d'escadre.

438 [1715] .MEMO1RES


Un jour que j'étois dans la foule des courtisans sur son passage lorsqu'il alloit à la messe, il s'arrêta en m'apercevant, fit un pas comme pour s'approcher de moi, et daigna m'annoncer lui-même cette nouvelle, dans des termes si pleins de bonté, et de cette douceur majestueuse qui accompagnoit jusqu'aux moindres de ses actions, que j'en fus pénétré : mais je remarquai, avec une douleur qui égaloit ma reconnoissance, à sa voix affoiblie et à tout son maintien, que le mal qui le minoit depuis quelque temps avoit fait de grands progrès; et je ne distinguai que trop les efforts que son grand courage lui faisoit faire pour le surmonter. Peu de jours après, il fut contraint de céder. Je ne quittai point les avenues de sa chambre, jusqu'au moment où la mort enleva à la France un si bon maître, et à l'univers son plus grand ornement. On peut juger de la profonde affiliction où je me trouvai. Dès ma tendre jeunesse, j'avois eu pour sa personne et pour ses vertus des sentimens d'amour et d'admiration ; et j'aurois sacrifié mille fois. ma vie pour conserver ses jours. Je ne pus soutenir un spectacle si touchant ; je partis brusquement en poste, et je vins me confiner dans un coin de ma province, pour y donner un libre cours à mes pleurs et à mes regrets.


MAXIMES (1)

Principes qui inspirerent le comportement de ce chef


En terminant ces Mémoires, j'ai cru devoir ajouter ici certaines maximes qui n'ont pas peu contribué au succès de mes différents combats et de mes expéditions
(1) Ces fragmens sont tirés de l'édition de 1730.

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Afin que les bons sujets du Roi qui les liront puissent en tirer quelques lumières, et quelque avantage pour son service.
Je commencerai par assurer que mon désintéressement a beaucoup servi à me gagner les coeurs des officiers et des soldats. Il est vrai que, bien loin de m'attacher, sur l'exemple de plusieurs autres, piller les prises que je faisois, et m'enrichir de ce qui ne m'étoit pas dû, j'ai souvent employé ce qui m'appartenoit légitimement à gratifier, au sortir d'une action, les officiers, soldats ou matelots, quand ils s'y étoient distingués, ne leur promettant jamais récompense ou punition que cela n'ait été suivi d'un prompt effet.
J'ai toujours été fort attentif à faire observer une exacte discipline, ne souffrant. jamais qu'on se relâchât sur ses devoirs ou sur la régularité du service, et que l'on éludât, sous quelque prétexte que ce fût, les ordres que j'avois une fois donnés.
D'ailleurs, par l'arrangement, le bon ordre et la disposition que j'établissois avant le çombat, j'ai toujours mis mes équipages dans le cas d'être braves par nécessité, et dans une espèce d'impossibilité d'abandonner leurs postes; prévoyant en même temps tous les accidens qui pouvoient arriver dans une action, et mettant toujours les choses au pis, afin de n'en être pas troublé, et de prendre des mesures d'avance, pour y apporter remède autant qu'il étoit possible.
Je joignis encore à ces précautions une grande attention à conserver mes équipages, et à ne les jamais exposes mal à propos : aussi en étoient-ils si bien persuadés, qu'ils ne manquoient presque jamais d'exécuter avec activité, soit à la mer, soit à terre, les ordres et les mouvemens que je leur avois marqués

440 MÉMOIRES

. Etoit-il question de joindre ou d'éviter avec plus de vitesse les vaisseaux ennemis? je ne craignois pas de faire mettre tous mes gens à fond de cale, parce que j'étois assuré qu'à mon premier'signal ils se mettroient à leurs postes sans y manquer: Souvent même je les ai fait coucher tout d'un coup, le ventre sur le pont, dans la vue de les épargner; et j'ai toujours remarqué qu'ils en combattoient après cela avec plus d'ardeur et de confiance.
Quoique ces différentes maximes soient d'elles mêmes assez estimables, j'avouerai, à ma honte, que je les ai quelquefois un peu ternies par une vivacité trop outrée, dans les occasions où j'ai cru qu'on n'avoit pas bien rempli son devoir. Ce premier mouvement m'a souvent emporté à des procédés trop vifs, et des termes peu convenables à la dignité d'un cormmandant, qui doit se posséder, et n'employer jamais son autorité qu'avec modération et de sang froid : mais comme ce défaut est dans le sang, tous mes. efforts, joints à une longue expérience, n'ont pu que le modérer, et non le détruire entièrement.
Ceux qui liront ces Mémoires, et qui réfléchiront sur la multitude de combats, d'abordages et de dangers de toute espèce que j'ai essuyés, me regarderont peut-être comme un homme en qui la nature souffre moins à l'approche du péril que dans la plupart des autres. Je conviens que mon inclination est portée à la guerre; que le bruit des fifres, des tambours, celui du canon et du fusil, tout enfin ce qui en retrace l'image, m'inspire une joie martiale :


DE DUGUAY-TROUIN. 441

mais je suis obligé d'avouer en même temps que, dans beaucoup d'occasions la vue d'un danger pressant m'a souvent causé des révolutions étranges, quelquefois même des tremblemens involontaires dans toutes les parties de mon corps. Cependant le dépit et l'honneur surmontant ces indignes mouvemens, m'ont bientôt fait recouvrer une nouvelle force, et dans ma plus grande foiblesse: et c'est alors que, voulant me punir moi-même de m'être laissé surprendre à une frayeur si honteuse, j'ai bravé avec témérité les plus grands dangers. C'est après ce combat de l'honneur et de la nature que mes actions les plus vives ont été poussées au-delà de mes espérances. Je n'en parle ici que dans la vue de porter ceux auxquels pareil accident peut arriver à faire de généreux efforts sur eux-mêmes, et à les redoubler à proportion de leurs foiblesses.


C'est ici que finissent les Mémoires de M. Duguay. Quoique le reste de sa vie ait été rempli d'époques honorables, qui ont toujours fait voir le cas que le ministère faisoit de lui, il n'en avoit point écrit l'histoire, et on ne l'a tirée que de quelques pièces qu'on a trouvées parmi ses papiers après sa mort. On a cru que le public auroit pris assez d'intérêt dans la personne de M. Duguay, par toutes les actions qu'on vient de lire, pour être curieux de l'histoire de son repos, et des dernières années de sa vie.
La paix que Louis xiv laissa en mourant ôta bien à M. Duguay les moyens qu'on regarde comme les plus éclatans de faire valoir son zèle pour le bien de l'Etat; mais ce zèle ne demeura pas inutile.

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Il ne seroit en effet guère possible qu'un homme qui possède tous les talens d'un art aussi difficile que celui de la guerre. n'en eût pas plusieurs de ceux qui servent pendant la paix. Les soins et l'intelligence pour perfectionner la construction des vaisseaux, la vigilance et l'ordre pour entretenir la discipline dans les ports où M. Duguay commandoit, sont des choses moins brillantes que des combats, mais dont il s'acquittoit avec la même ardeur, parce qu'il savait qu'elles ne sont pas moins importantes.
La confiance qu'avoit en lui le grand prince qui gouverna la France pendant la minorité. parut dans une occasion qui avoit un rapport très immédiat au bien de l'Etat. M. le Régent jugea qu'un homme tel que M. Duguay seroit fort utile dans le conseil des Indes; et il le nomma à la tête de quelques officiers de marine qui devoient former une partie de ce conseil. Sa santé ne lui permettoit guère alors ni d'assister aux assemblées, ni de s'appliquer à des matières qui pourroient demander une forte attention. D'un autre côté, il ne pouvoit se résoudre à refuser ses soins dans une occasion où on les croyoit utiles. On verra quelles étaient ses dispositions sur cela par la lettre qu'il écrivit à M. le cardinal Dubois; et on connoîtra, par la réponse que lui fit ce ministre, combien il jugeoit nécessaires les conseils et les lumières de M. Duguay, puisque, malgré tout l'intérêt qu'il prenoit à son rétablissement, il l'engageoit à employer les heures que ses indispositions pourroient lui donner à faire des Mémoires, et suspendoit le réglement et l'arrangement du conseil des Indes jusqu'à ce qu'il eût eu son avis.

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'« A Parie, le .... 1723.
« Monseigneur, je dois à Votre Eminence mille remercîmens très humbles des marques d'estime dont elle m' honore, en me faisant choisir pour membre du conseil des Indes. J'ai tant de fois sacrifié ma santé et je me suis livré à tant de périls pour le service du Roi, que je ne balancerai jamais sur l'obéissance que je dois à ses ordres : ainsi, monseigneur, vous êtes le maître de disposer de moi en tout ce qui regarde son service et le bien de l'Etat. Cependant je me trouve dans la rude nécessité de représenter à Votre Eminence que depuis longtemps je suis attaqué d'une maladie très-grave, laquelle m'a fait venir à Paris, où je suis dans les traitemens, sans savoir quand je pourrai en sortir : sitôt qu'ils seront terminés, je serai obligé, pour raffermir ma santé, de prendre le lait d'ânesse à la campagne, et ensuite les eaux minérales. D'ailleurs tous mes meubles et mes domestiques sont à Brest; et si, dans l'état fâcheux où se trouve ma santé, il faut encore les transporter, ce sera pour moi un surcroît d'embarras et de chagrin très sensible. Après cela, monseigneur, disposez de mon sort, si vous m'estimiez assez pour croire que le sacrifice de ma santé et du repos, dont j'ai grand besoin , soit nécessaire au bien de l'Etat : ordonnez, et vous serez obéi avec toute l'ardeur et le zèle dont je suis capable. Un accident qui m'est arrivé ce matin m'empêche, monseigneur, d'aller prendre vos ordres : aussitôt qu'il sera calmé, j'aurai cet honneur.
« Je suis ,_etc. »

444 MEMOIRES

Réponse.
« A Versailles, le .... 1723.
« Votre zèle, monsieur, pour le service du Roi, votre politesse et votre complaisance pour tout ce qu'on peut désirer de vous sont autant connus que vos talens et vos actions. Je suis sensiblement touché de la manière dont vous m'écrivez : elle m'engage à vous répondre sur-le-champ qu'il faut préférer votre santé à tout. Je vous estime trop pour ne pas-penser que votre guérison est un soin qui intéresse l'Etat. Ne pensez donc qu'au rétablissement de votre santé, auquel je voudrois pouvoir contribuer et pour cet effet si les secours des habiles gens que nous avons ici vous sont utiles, ils vous aideront de leurs conseils et de leurs soins. S'il vous convenoit a même de vous transporter à Versailles, ils seroient auprès de vous, et vous auriez tons les jours leurs secours, l'air de la campagne, et le lait. Il suffira, jusqu'à ce que votre-santé soit bien affermie et vos affaires arrangées, que vous aidiez 1a compagnie des Indes de vos conseils, ou ici ou à Paris. Je n'ai pas voulu non-seulement donner au public, mais même j'ai arrêté les réglemens qui doivent fixer l'arrangement du conseil des Indes, et ce qu'il convient mieux que chacun y fasse , jusqu'au temps où vous serez en état de,me donner votre avis. Ainsi je vous prie, aux heures que vos indispositions vous pourront donner, de me faire un petit mémoire de ce que vous croyez qu'on peut faire de mieux pour faire prospérer le commerce de la compagnie, qui est le principal du royaume. Faites-moi part de vos réflexions sur ce sujet tout à votre aise; car, encore une.fois, je préfère votre santé à tout le reste, et je souhaite de faire connoître, par les attentions que j'aurai pour vous, monsieur, le cas que je veux faire du.mérite dans tout mon ministère.


« Signé le cardinal DUBOIS. »

 

DE DUGUAY-TROUIN. 445

M. Duguay vit , par cette réponse , que M. le cardinal Dubois, malgré toutes les attentions qu'il avoit pour sa Santé, souhaitoit qu'il acceptât la proposition qu'il Iui avoit faite, et qu'il le croyoit nécessaire au conseil des Indes. Aussitôt il oublia toutes ses incommodités, et ne pensa plus qu'à répondre à la confiance qu'avoit en lui le ministre. Il alloit assidûment toutes les semaines lui porter les réflexions qu'il faisoit tant sur l'administration générale de la compagnie, que sur tous les détails.
La première chose que M. Duguay proposa à M. le cardinal Dubois, qui venoit de lui donner une place si honorable dans le conseil des Indes, fut de supprimer ce conseil, du moins d'en changer la forme, qu'il jugea trop fastueuse pour une assemblée de commerce.Il croyoit la simplicité et la confiance que demande le commerce peu compatibles avec un si grand appareil, et pensoit qu'une compagnie de négocians habiles et d'une probité reconnue, qui travailleroient sous les yeux du ministère, seroit plus propre à entretenir cette confiance que toute autre administration. M. Duguay fit sur cela un mémoire dans lequel il proposoit un plan qu'on peut croire d'autant meilleur, qu'il ressembloit davantage à celui qu'on voit aujourd'hui établi dans la compagnie des Indes; et qui est si bien justifié par le succès.

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Cependant M. le cardinal Dubois, quoiqu'il approuvât ce plan, ne jugea pas à propos de changer si promptement la forme de la compagnie, après tant de changemens qu'elle avoit déjà éprouvés; et il arriva ici ce qui arrive quelquefois, qu'on remit à un autre. temps une chose qui étoit bonne dès lors. En effet, tout changement a toujours quelques désavantages et quoique l'état nouveau qu'on envisage soit préférable, il n'est pas toujours facile de peser juste le dommage et l'avantage qu'apportera le changement.
M. Duguay tourna alors toutes ses vues vers le commerce de la compagnie des Indes, c'est-à-dire vers le nombre de vaisseaux qu'elle devoit envoyer, et la quantité des marchandises qu'elle devoit rapporter, afin que non-seulement elle fournît le royaume de tout ce qui étoit nécessaire pour sa consommation, mais encore afin que toutes les marchandises des Indes fussent assez communes et à un assez bas prix pour faire cesser tout le profit que pourroient faire les étrangers en introduisant en France ces marchandises.
M. le cardinal Dubois témoigna jusqu'à la fin les mêmes sentimens pour M. Duguay. Les bontés de ce ministre étoient telles, qu'il l'appeloit souvent son ami, même en plein conseil; et sa confiance étoit si grande, qu'il ne bornoit pas les conversations qu'il avoit avec lui à ce qui regardoit la marine : il vouloit souvent savoir ce qu'il pensoit sur d'autres matières qui n'y avoient point de rapport. M. Duguay lui disoit presque toujours que ces matières étoient au-dessus de sa portée; mais le ministre en jugeoit autrement.

DE DUGUAY-TROUIN. 447

La mort enleva M. le cardinal Dubois dans le temps où M. Duguay pouvoit beaucoup attendre de l'estime et de l'amitié qu'il avoit pour lui.
Son Altesse Royale s'étant chargée de la place de premier ministre, ce grand prince, protecteur déclaré de tous les talens, connoissoit trop ceux de M. Duguay pour n'en pas faire tout le cas qu'ils méritoient. La première grâce que M. Duguay lui demanda fut de le dispenser d'assister au conseil des Indes. Son Altesse Royale là lui accorda, mais à condition qu'il viendroit une fois par semaine lui dire librement ce qu'il pensoit sur le commerce : entretiens que M. le duc d'Orléans jugeoit apparemment encore plus utiles que la présence de M. Duguay dans le conseil des Indes. M. Duguay, flatté d'être consulté par un prince si éclairé, tâcha de mériter cet honneur par son assiduité à ces entretiens, et par toutes les réflexions qu'il y apportoit. Il ne cessoit surtout de représenter l'utilité dont il étoit pour la France d'entretenir une marine toujours prête et capable d'inspirer aux nations voisines la même idée de grandeur que la puissance de la France leur inspire. Mais la mort de Son Altesse Royale fit bientôt perdre à M. Duguay le plus grand protecteur qu'il pût avoir; et il ressentit la confiance dont ce prince l'avoit honoré avec tant de reconnoissance qu'il auroit pu avoir pour tous les autres bienfaits, qu'on regarde d'ordinaire comme ayant plus de réalité.
Cependant on ne l'oublioit pas à la cour : le Roi le fit commandeur de l'ordre de Sàint-Louis le premier. mars 1728, et lieutenant général dans la promotion du 27 du même mois.

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M. le comte de Maurepas, qui a toujours honoré M. Duguay d'une estime particulière, lui procura en 1731 le commandement d'une escadre que le Roi envoya dans le Levant, qui étoit composée des vaisseaux l'Espérance, de soixante-douze canons, monté par M. Duguay; le Léopard, de soixante, par M. de Camilly; le Toulouse, de soixante, par M. de Voisins; et l'Alcyon, de cinquante-quatre, par M. de. La Valette-Thomas. Cette escadre, destinée à soutenir l'éclat de la nation française dans toute la Méditerranée, partit le 3 juin : elle arriva bientôt à Alger, où M. Duguay fit rendre par le Dey plusieurs esclaves italiens pris sur nos côtes. De là, elle alla à Tunis, où M. Duguay ayant marqué au Dey que la cour n'étoit pas contente de ses corsaires, l'affaire fut aussitôt terminée, à l'honneur de la nation et à l'avantage du commerce. Passant ensuite à Tripoli de Barbarie, M. Duguay affermit la bonne intelligence qui est entre notre nation et son Dey, dont il reçut les plus grands honneurs.
M. Duguay jugea à propos, pour abréger la campagne, de détacher le Léopard et l'Alcyon, qui furent visiter Alexandrie, Saint-Jean-d'Acre et Saïde, tan-dis qu'il alloit, avec l'Espérance et le Toulouse, à Alexandrette, et à Tripoli de Syrie. L'escadre se rejoignit à l'île de Chypre; et, après avoir mouillé dans différentes îles de, l'Archipel, vint à Smyrne. M. Duguay y parut avec beaucoup de dignité , et y régla toutes les affaires avec autant de succès. De là il fit voile vers Toulon, où il arriva le premier novembre. Le principal mérite d'une expédition de cette espèce, qui ne présentoit pas à M. Duguay d'occasions d'exercer sa valeur, étoit d'inspirer du respect pour la nation, de régler les affaires d'une manière avantageuse pour le commerce et d'y parvenir de la manière la plus prompte, et qui coûtât le moins de dépense au Roi. Toutes ces choses furent remplies.

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Après cette campagne, M. Duguay demeura dans l'inaction; mais la guerre avec l'Empereur s'étant allumée en 1733 et les armemens considérables que les Anglais faisoient étant suspects, la cour donna à M. Duguay le commandement d'une escadre qu'elle fit armer à Brest.
Après tant d'années de paix, l'espoir prochain de signaler son zèle pour le service de l'Etat lui fit oublier tous les accidens qui menaçoient sa santé depuis long-temps. Jamais officier dans la fleur de son âge, dans la soif la plus forte de réputation, n'a montré plus d'ardeur ni plus d'activité que M. Duguay en montroit, allant continuellement visiter les vaisseaux, faisant faire à ses troupes tous les jours de nouveaux exercices, et tous les mouvemens auxquels il les destinoit, surtout les exerçant pour les descentes, qu'il regardoit comme celles de toutes les opérations maritimes qui demandent le plus d'ordre et de précaution.
Cependant tous ces préparatifs furent inutiles. Les vaisseaux, sans être sortis de la rade, rentrèrent dans le port; et la paix, qui se fit bientôt après avec l'Empereur, fit perdre à M. Duguay toutes les espérances qu'il avoit conçues. Il ressentit alors ses incommodités, qu'il n'y avoit que ses projets qui fussent capables de suspendre. Il fut bientôt dans un état si triste, que, s'étant fait transporter avec grande peine à Paris, les médecins jugèrent que tout leur art lui seroit inutile.

450 MÉMOIRES


Sentant lui même approcher sa fin, il écrivit à M. le cardinal de Fleury une lettre à laquelle Son Eminence, qui.connoissoit tout son mérite, voulut bien faire la réponse suivante, qu'on nous permettra de rapporter, comme un monument précieux pour sa mémoire.

« A Versailles, le.... septembre 1736.

Si j'ai différé, monsieur, de répondre à votre lettre du 17, ce n'a été que pour la ponvoir lire au Roi , qui en a été attendri; et je n'ai pu moi-même m'empêcher-de répandre des larmes.Vous pouvez être assuré que Sa Majesté sera disposée, en cas que Dieu vous appelle à lui, à donner des marques de sa bonté à votre famille ; et je n'aurai. pas de peine à faire valoir auprès d'elle votre zèle et vos services. Dans le triste état où vous êtes, je n'ose vous écrire une plus longue lettre, et je vous prie d'être persuadé que je connois toute l'étendue de la perte que nous ferons, et que personne au monde n'a pour vous des sentimens plus remplis d'estime et de considération que ceux avec lesquels je fais profession, monsieur, de vous honorer.


« Signé le cardinal DE FLEURY. »


Après avoir reçu ce dernier témoignage des bontés du Roi et de l'estime de. M. le cardinal de Fleury; il ne pensa plus qu'à la mort; et cette mort méprisée dans les combats, mais qui a effrayé quelquefois les plus grands capitaines qui l'attendoient dans leur lit, ne parut pas à M. Duguày différente de ce qu'il l'avoit vue si souvent, et ne lui causa pas plus d'alarmes. Il l'attendit avec toute la fermeté qu'un grand courage peut, donner; et, après avoir rempli tous les devoirs de la religion, il mourut le 27 septembre 1736.

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M. Duguay-Trouin avoit une de ces physionomies qui annoncent ce que sont les hommes, et la sienne n'avoit rien que de grand à annoncer. Il étoit d'une taille avantageuse et bien proportionnée, et il avoit pour tous les exercices du corps un goût et une adresse qui l'avoient servi. dans plusieurs occasions. Son tempérament le portoit à la tristesse, ou du moins à une espèce de mélancolie qui ne lui permettoit pas de se prêter à toutes les conversations; et l'habitude qu'il avoit de s'occuper de grands projets l'entretenoit dans cette indifférence pour les choses dont la plupart des gens s'occupent. Souvent, après lui avoir parlé longtemps, on s'apercevoit qu'il n'avoit ni écouté ni entendu. Son esprit étoit cependant vif et juste, personne ne sentoit mieux que lui tout ce qui étoit nécessaire pour faire réussir une entreprise, ou ce qui pouvoit la faire manquer ; aucune des circonstances ne lui échappoit. Lorsqu'il projetoit, il sembloit qu'il ne comptât pour rien sa valeur, et qu'il ne dût réussir qu'à force de prudence ; lorsqu'il exécutoit, il paroissoit pousser la confiance jusqu'à la témérité.
M. Duguay avoit, comme on a pu voir dans ses Mémoires, certaines opinions singulières sur la pré-destination et les pressentimens. S'il est vrai que ces opinions peuvent contribuer à la sécurité dans les périls, il est vrai aussi qu'il n'y a que les ames très courageuses chez qui elles puissent s'établir assez pour les faire agir conséquemment.
Le caractère de M. Duguay étoit tel qu'on auroit pu le désirer dans un homme dont il auroit fait tout le mérite : jamais homme n'a porté les sentimens d'honneur à un plus haut point; et jamais. homme n'a été d'un commerce plus sûr et plus doux.

452. MÉMOIRES


Jamais ni ses actions ni leurs succès n'ont changé ses moeurs. Dans sa plus grande élévation, il vivoit avec ses anciens amis comme il eût fait s'il n'eût eu que le même mérite et la même fortune qu'eux : il seroit cependant subitement passé de cette simplicité à la plus grande hauteur, avec ceux qui auroient voulu prendre sur lui quelque air de supériorité qu'ils n'auroient pas méritée. II étoit prêt alors à regarder sa gloire comme une partie du bien de l'Etat, et à la soutenir.de la manière la plus vive. C'est par ces qualités qu'il s'est toujours fait aimer et considérer dans le corps de la marine, où il y a un si grand nombre d'officiers distingués par leur valeur et par leur naissance.
On a reproché à M. Duguay un peu de dureté dans la discipline militaire. Connoissant combien cette discipline est importante, et craignant trop de ne pas parvenir à son but, peut-être avoit-il tiré un peu au-dessus pour l'atteindre.
.M. Duguay possédoit une vertu que nous devons d'autant moins passer sous silence, qu'on ne la croit peut-être pas assez liée aux autres vertus des héros. Il étoit d'un tel désintéressement, qu'après tant de vaisseaux pris, et une ville du Brésil réduite sous sa puissance, il n'a laissé qu'un bien médiocre, quoique sa dépense ait toujours été bien réglée.
Il n'a jamais aimé ni le vin ni la table; il eût été à souhaiter qu'il eût eu la même retenue sur un des autres plaisirs de la vie; mais ne pouvant résister à son penchant pour les femmes, il ne s'étoit attaché qu'à éviter les passions fortes et longues, capables de trop occuper le coeur.

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LETTRES DE NOBLESSE DE L. TROUIN DE LA BARBINAIS, ET R. TROUIN-DUGUAY.
(Voyez page 399 de ces Mémoires.)


Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, à tous présens et à venir, salut. Aucune récompense ne touchant plus ceux de nos sujets qui se distinguent par leur mérite que celles qui sont honorables, et passent à leur postérité, nous avons bien voulu accorder nos lettres d'anoblissement à nos chers et bien aimés Luc Trouin de La Barbinais et René Trouin-Duguay, capitaine de vaisseau. Ces deux frères, animés par l'exemple de leur aïeul et de leur père, qui ont utilement servi pendant longues années dans la place de consul de la nation française à Malgue, n'ont rien oublié pour mériter la grâce que nous voulons aujourd'hui leur départir. Le sieur Luc Trouin de La Barbinais, après nous avoir aussi servi dans la même place de consul à Malgue, et y avoir soutenu nos intérêts et ceux de la nation avec tout le zèle et la fidélité qu'on pouvoit désirer, s'adonna particulièrement, en notre ville et port de Saint-Malo, à armer des vaisseaux, tant pour l'avantage du commerce de nos sujets que pour troubler celui de nos ennemis; et ces armemens ont été portés jusqu'à un tel point, qu'étant commandés par ses frères, ils ont eu tous les

454 MÉMOIRES

succès qu'on devôit attendre de braves officiers, deux de sesdits frères ayant été tués en combattant glorieusement pour l'honneur de la nation ; ce que ledit sieur de La Barbinais a soutenu avec une grande dépense, préférant toujours le bien de notre service à ses intérêts : en sorte que jusqu'à présent il a, par ses soins, par son propre bien et son crédit, tenu en mer des escadres considérables de vaisseaux, tant pour le commerce que pour faire la guerre aux ennemis. C'est dans le commandement de ces vaisseaux et de ces escadres entières que ledit René Trouin-Duguay son frère a montré qu'il est digne des grâces les plus honorables; car en 1689, n'ayant encore que quinze ans, il commença à servir volontaire sur un vaisseau corsaire de dix-huit canons. Il donna les premières preuves de sa valeur à la prise d'un vaisseau flessinguois de même force, dont ledit corsaire se rendit maître après deux heures de combat. Il se distingua de même en servant, sur un autre corsaire de vingt-six canons, à l'attaque d'une flotte de quatorze navires anglais de différentes forces, que le commandant dudit vaisseau se résolut d'attaquer, sur les vives instances dudit sieur Duguay. Aussi , étant rempli d'ardeur et de bonne volonté, il sauta le premier à bord du commandant ennemi, qui fut enlevé; et son activité en cette occasion fut telle, qu'après la prise de celui-là il se troùva encore le premier à l'abordage d'un des plus gros navires de la même flotte. Ses campagnes de 1691, 1693 et 1694 furent m'arquées par une descente qu'il fit dans la rivière de Limerick , où il prit un brûlot , trois bâtimens, et enleva deux vaisseaux anglais qui escortoient une flotte, et prit aussi un vaisseau


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de quatre hollandais, qu'il attaqua avec une de nos frégates,. dont nous lui avions confié le commandement. Il acquit même beaucoup de gloire dans le commandement de cette même frégate, quoiqu'il se vît réduit à céder et se rendre à quatre vaisseaux anglais, contre lesquels il combattit pendant quatre heures, et y fut dangereusement blessé : et s'étant évadé des prisons d'Angleterre par une entreprise hardie, cette même année 1694 ne se passa pas sans qu'il donnât de nouvelles marques de sa valeur, ayant, avec un de nos vaisseaux de quarante-huit canons, attaqué et pris deux vaisseaux anglais de trente-six et quarante-six canons, après un combat de deux jours; et peu de temps après il prit trois vaisseaux venant des Indes, richement chargés. En 1695, se servant d'un vaisseau qu'il avoit pris la campagne précédente, et d'une autre frégate commandée par un de ses frères, il fit une descente près du port de Vigo, brûla un gros bourg, enleva deux prises considérables qu'il amena .en France, après avoir perdu son frère en cette occasion, et avoir défendu ces deux prises contre l'avant-garde des ennemis. Le baron de Wassenaër, à présent vice-amiral d'Hollande, qui commandoit en 1696 trois vaisseaux hollandais, escortant une flotte de vaisseau marchands de la même nation, éprouva la valeur dudit sieur Trouin-Duguay, qui le combattit à forces inégales , et cependant se rendit maître du, vaisseau que ledit sieur de Wassenaër commandoit, et d'une partie de la flotte qui étoit sous son escorte. La guerre présente ayant commencé, il eut le commandement d'une de nos frégates de trente-six canons, et prit un vaisseau hollandais de

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pareille force. L'année 1704 fut encore marquée par la prise qu'il fit d'un vaisseau anglais de soixante-douze canons, n'ayant qu'un vaisseau de cinquante-quatre qu'il montoit, et prit encore un autre vaisseau de cinquante-quatre canons. En 1705, il se rendit maître d'un vaisseau flessinguois. de trente-huit canons, après un rude combat; et un de ses frères étant à la poursuite de ceux qui lui avoient échappé, il reçut une blessure dont il mourut quatre jours après. Pour l'attacher encore plus particulièrement à notre service, nous l'honorâmes d'une commission de capitaine de vaisseau; et peu de temps après il attaqua une flotte de treize navires, escortée par une frégate de trente-quatre canons, se rendit maître de la frégate, et de presque, tous les vaisseaux de la flotte; et ayant en 1707 joint une escadre de nos vaisseaux armée à Dunkerque, il sut y servir si utilement avec quatre vaisseaux qu'il avoit sous son commandement, que notre escadre ayant attaqué une flotte escortée par cinq gros vaisseaux de guerre anglais, ledit sieur Duguay-Trouin eut le bonheur d'attaquer et prendre à l'abordage le commandant de quatre-vingt-deux canons, et de contribuer beaucoup aux autres avantages que l'escadre de nos vaisseaux remporta tant sur les vaisseaux de guerre anglais que sur la flotte. Enfin, en, la présente année 1707, ayant le commandement de quatre vaisseaux de soixante, de quarante et de vingt canons, il attaqua une autre flotte escortée par trois vaisseaux anglais de cinquante, soixante et soixante-dix canons, en prit plusieurs, et peu de temps après prit encore à l'abordage un autre vaisseau anglais de soixante canons,

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qu'il n'abandonna que quand il s'y vit contraint à la vue de dix-sept vaisseaux de guerre ennemis : en sorte que ledit sieur Duguay-Trouin peut compter qu'il a pris, depuis qu'il s'est adonné à la marine, plus de trois cents navires marchands , et vingt vaisseaux de guerre ou corsaires ennemis. Toutes ces actions considérables, et le zèle dudit sieur de La Barbinais son frère, dont nous sommes pleinement satisfait, nous ont excité à leur en donner des marques. A ces causes, et autres considérations à ce nous mouvant, de notre propre mouvement, grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale, nous avons lesdits Luc Trouin de La Barbinais et René Trouin-Duguay, leurs enfans et postérité nés et à naître en légitime mariage, anoblis et anoblissons par ces présentes, signées de notre main ; et du titre et qualité de nobles et d'écuyers les avons décorés et décorons. Voulons et nous plaît qu'en tous lieux et endroits, tant en jugement que dehors, ils soient tenus, censés, réputés nobles et gentilshommes; et comme tels, qu'ils puissent prendre la qualité de nobles et d'écuyers et parvenir à tous degrés de chevalerie, et autres dignités, titres et qualités réservées à la noblesse ; jouir et user de tous les honneurs, priviléges , prérogatives , prééminences, franchises, libertés et exemptions dont jouissent les autres nobles de notre royaume, tout ainsi que s'ils étoient issus de noble et ancienne race ; tenir et posséder tous fiefs, terres et seigneuries nobles, de quelque titre et qualité qu'elles soient : leur permettons en outre de porter armoiries timbrées, telles qu'elles seront réglées et blasonnées par le sieur d'Hozier, juge d'armes de-France,

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et ainsi qu'elles seront peintes et figurées dans ces présentes, auxquelles son acte de réglement sera attaché, sous le contre-scel de notre chancellerie; icelles faire mettre et peindre, graver et insculper en leurs maisons et seigneuries, ainsi que font et peuvent faire les autres nobles de notre royaume. Et pour leur donner un témoignage honorable de la considération que nous faisons de leurs services, nous leur permettons d'ajouter à leurs armes deux fleurs de lis d'or, et d'y mettre, au cimier, pour devise : Dedit hcec insignia virtus. Sans que, pour raison des présentes, lesdits sieurs Trouin et leurs descendans soient tenus de nous payer, ni à nos successeurs rois, aucune finance ni indemnité, dont nous leur avons fait et faisons don par cesdites présentes, à la charge de vivre noblement, et de ne faire aucun acte dérogeant à noblesse (t).
Si donnons en mandement, à nos amés et féaux conseillers les gens tenant nos cours de parlement et chambre des comptes de Bretagne , que ces présentes ils aient à faire registrer; et du contenu en icelles faire jouir et user lesdits sieurs Trouin, leurs enfans et postérité nés et à naître en loyal mariage, pleinement, paisiblement et perpétuellement, cessant et faisant cesser tous troubles et empêchemens, nonobstant toutes ordonnances, arrêts et réglemens à ce contraires, auxquels, et aux dérogatoires y contenus, nous avons dérogé et dérogeons par cesdites présentes; car tel est notre plaisir. Et afin que ce soit chose ferme
(t) Les armoiries sont un écu d'argent à une ancre de sable, et un chef d'azur chargé de deux fleurs de lis d'or; cet écu timbré d'un casque de profil, orné de ses lambrequins d'or, d'azur, d'argent et de sable; et au-dessus, en cimier, pour devise : Dedit haec insignia virtus. (-LE COURAGE LUI A DONNE SA NOBLESSE -)

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et stable à toujours, nous avons fait mettre notre scel à cesdites présentes.
Donné à Versailles au mois de juin l'an de grâce mil sept cent neuf, et de notre règne le soixante-septième.

Signé Louis.
Et plus bas :

Par le Roi, Phelipeaux.

 

 

FIN DES MÉMOIRES DE DUGUAY-TROUIN.

Perim. imprimerie de DECOURCHANT
TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE SOIXANTE-QUINZIÈME VOLUME.

MÉMOIRES DE DUGUAY-TROUIN. P-285
LETTRES de noblesse. P-453
FIN DU TOME SOIXANTE-QUINZIÈME.

 

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